Kinopoivre, les films critiqués par Jean-Pierre Marquet

Premier trimestre 2003

Bon début d’année avec les trois films de Lucas Belvaux Un couple épatant, Cavale et Après la vie. Moins réussis, le Monsieur N. d’Antoine de Caunes, et 18 ans après, de Coline Serreau. Puis le nouveau film de Paul Thomas Anderson, Punch-drunk love, et Chicago, de Rob Marshall. Fin de la saison avec un film étrange d’Alexandre Sokourov, L’arche russe. Enfin, deux petits Entracte 11 et Entracte 12.

Un couple épatant

Cavale

Après la vie

Réalisateur : Lucas Belvaux

Interprètes : Ornella Muti, Dominique Blanc, Gilbert Melki, Lucas Belvaux, Catherine Frot pour les trois films, avec François Morel et Valérie Mairesse pour le premier et le troisième

Durée : respectivement 1 heure et 37 mn, 1 heure et 51 minutes, 2 heures et 3 minutes

Sortie à Paris : mercredi 1er janvier 2003 pour le premier, mercredi 8 janvier pour les deux autres

Une fois de plus, le salut des cinéphiles frustrés vient d’un cinéaste belge. Pendant ce temps, les États-Uniens enfilent comme des perles les navets interminables – jamais moins de deux heures et demie, c’est très « tendance ».

Lucas Belvaux, natif de Namur, est relativement jeune (il est né en 1961), il est acteur depuis 1981, et il a réalisé deux films et un téléfilm avant la présente trilogie. À vrai dire, il ne s’agit pas tout à fait d’une trilogie, puisque ses trois composantes peuvent se voir indépendamment, sans nuire à la compréhension d’aucun des épisodes – bien que certaines scènes soient communes à deux films. Ce type d’expérience cinématographique, à ma connaissance, n’a été tenté qu’une fois, en 1963, par André Cayatte, avec deux volets qui montraient les deux versions d’une même histoire, Jean-Marc ou la vie conjugale et Françoise ou la vie conjugale. Mais l’intention était différente chez Cayatte, ancien avocat, désireux de présenter les deux versions d’une rupture.

Ici, la plupart des personnages apparaissent au premier plan du récit dans tel film, et sont en retrait dans tel autre, voire absents dans le cas d’Alain (François Morel, dans une scène coupée au montage) et de Claire (Valérie Mairesse), lesquels ne figurent pas dans Cavale.

Les trois œuvres, bâties chacune autour d’un personnage masculin, sont de styles très différents : Un couple épatant est une comédie filmée très classiquement ; Cavale est une tragédie sur fond politique bourrée de péripéties, dont plusieurs morts d’hommes ; Après la vie est une histoire d’amour désespéré captée comme un reportage. Bien sûr, on pourrait dire que tout cela fait un peu catalogue de démonstration des capacités du réalisateur, mais le talent autorise tout.

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Le premier film est centré sur Alain, un homme d’affaires, et le titre n’est pas ironique, puisque lui et sa femme Cécile forment vraiment un couple épatant. Italienne, elle est professeur de lycée ; lui est un excellent patron, adulé en tout bien tout honneur par sa secrétaire Claire (Valérie Mairesse). Le ménage est uni, ils s’aiment, sont heureux, fidèles, ont deux grands enfants, une belle maison, un chalet au-dessus de Grenoble, et de bons amis. Le rêve, donc.

Mais Alain est hypocondriaque, et, parce qu’il doit subir une bénigne intervention chirurgicale dont il n’a soufflé mot à sa femme, il se voit déjà mort, allant jusqu’à refaire sans cesse au dictaphone son testament. Une visite chez son chirurgien le met en retard pour sa soirée d’anniversaire, et le voilà qui s’invente un accident de la circulation pour ne pas révéler qu’il est souffrant, et donc ménager son épouse ; pis, il se croit obligé de cabosser sa propre voiture afin d’accréditer son histoire. Naïf, il s’y prend avec une telle maladresse que Cécile a vite fait de détecter le mensonge, mais, se méprenant, le soupçonne d’infidélité, le fait suivre par un policier qui est le mari de son amie Agnès, et c’est le ver introduit dans le fruit. Effets pervers des bons sentiments. De faux prétextes en quiproquos, aussi nombreux que dans une pièce de Feydeau, le couple frôle la catastrophe, avant la traditionnelle explication finale et le happy end.

Rien de révolutionnaire, mais on rit beaucoup, c’est intelligemment fait, François Morel et Valérie Mairesse sont sympathiques et drôles, Ornella Muti est aussi belle qu’à vingt ans, et la réalisation est sans reproches. Quant au spectateur, supposé comprendre ce qui n’est pas dit sans qu’on lui explique tout, il n’est pas pris pour un demeuré.

Un reproche mineur cependant sur le plan du scénario : comment le policier, déjà débordé par son travail et un certain problème conjugal qui fera l’objet du troisième film, trouve-t-il le temps de prendre en filature, hors service, le mari d’une amie de sa femme ? Mais passons.

 

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La « cavale » que désigne ce vocable irritant à force d’être employé à tort et à travers, et dont il est question dans le deuxième film, est celle de Bruno, joué par le réalisateur Lucas Belvaux lui-même. Ancien terroriste, membre d’un groupe gauchiste baptisé « Armée Populaire », condamné à la prison à perpétuité, il s’évade au bout de cinq ans. Décidé à reprendre son action, il doit déchanter, car ses anciens amis ont refait leur vie et ne veulent plus entendre parler de tout cela. Apparemment, la dictature du prolétariat ne fait plus recette, et, de toute évidence, les convictions de Bruno ne sont pas à jour : en prison, le monde extérieur, c’est une autre planète. Jeanne, son ex-compagne (Catherine Frot), devenue professeur, mariée, mère d’un petit garçon, exige qu’il lui fiche la paix, qu’il disparaisse, et insiste pour qu’il passe en Italie. Car, bien entendu, il a toute la police à ses trousses, y compris le lieutenant qui filait Alain dans Un couple épatant. Après avoir tiré d’un très mauvais pas la propre femme dudit policier, allumé un incendie et placé une bombe dans le palais de justice de Grenoble, il se résoud à fuir, traverse à pied la chaîne des Alpes, et meurt en tombant dans une crevasse – l’épilogue le plus expéditif qui soit.

Ce résumé caricatural n’est qu’un survol et ne donne pas vraiment une idée du film, qui est loin d’être ridicule et outrancier. Mais, comme je l’ai dit ailleurs, tout est dans la manière, le style. En fait, des trois films, celui-ci est le plus palpitant et le plus profond, puisqu’il pose cette question fondamentale : quelle est la valeur de nos convictions ?

 

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De Pascal, le policier joué par Gilbert Melki, les deux premiers films nous ont donné une idée plutôt négative. Le dernier va montrer que tout n’est pas si limpide, et que les idées simples sont souvent des idées fausses. Si cet homme nous est apparu dénué de scrupules et quelque peu corrompu, c’est parce qu’il est marié à une droguée, Agnès (Dominique Blanc), professeur d’anglais dans le même lycée que Cécile et Jeanne. Par amour, pour lui éviter de souffrir, il lui fournit la morphine dont elle ne peut se passer. Or ses fournisseurs, qui veulent la peau de Bruno, refusent de l’approvisionner tant que l’ex-terroriste ne sera pas coffré. Pourtant, par le plus grand des hasards, c’est celui-ci qui va sauver Agnès d’une agression et l’aider à surmonter les effets d’une dose massive d’héroïne.

Ce dernier film est le plus long, et le personnage de Pascal ne quitte presque jamais l’écran, inlassablement filmé par une caméra portée. Le dénouement est digne des plus grands mélodrames : Agnès renonce à la drogue, et Pascal, se sentant devenu inutile, veut alors se suicider. Sans même en être consciente, sa femme, in extremis, l’en dissuade, en lui jurant qu’elle a toujours besoin de lui. Triomphe de l’amour. Le double portrait du couple est très réussi, et sans aucun pathos, aucune leçon de morale. Le film conclut sur une note d’espoir cette triple tragi-comédie de la vie.

Les films sur les drogués constituent un genre particulièrement périlleux. Le plus souvent, ils sont grotesques, caricaturaux, manquent de crédibilité lorsqu’ils décrivent une guérison (voyez L’homme au bras d’or, où Sinatra décroche de la drogue en une nuit d’abstinence forcée !), ou dérapent vers le gore et le répugnant. Les critiques de profession écrivent alors qu’ils sont « insoutenables », ce qui apparemment est à leurs yeux une qualité. Belvaux, lui, prend le parti de délaisser le trash à la mode, et de traiter le sujet en misant sur la dignité de son personnage : Agnès renonce parce qu’elle a honte d’être dépendante et d’entraîner son mari vers la déchéance. Souhaitons que le film fasse école et que revienne à la mode l’honneur, cette notion un peu oubliée.

 

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Punch-drunk love

Réalisateur : Paul Thomas Anderson

Scénario : Paul Thomas Anderson

Interprètes : Adam Sandler, Jason Andrews, Don McManus, Emily Watson, Luis Guzmán, Philip Seymour Hoffman

Durée : 1 heure et 30 mn

Sortie à Paris : mercredi 22 janvier 2003

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On pourrait dire de Paul Thomas Anderson ce qu’on pouvait dire de Stanley Kubrick : il ne fait rien comme tout le monde. Et, à l’heure où le cinéma mondial est tombé dans le conformisme, à de rares exceptions près, c’est plutôt un bel éloge.

Anderson s’est offert le luxe de naître dans une localité du nom de Studio City, ce qui est déjà tout un programme. Né, comme Buñuel, un 1er janvier, mais en 1970, il réalise son premier film à 18 ans. C’est Boogie nights qui le révèle au public, en 1997. Un sujet casse-gueule : l’ascension d’un garçon de 17 ans, excellemment doté par Dame Nature, et qui devient une vedette du cinéma porno. Là où un autre réalisateur aurait torché une production balançant entre le grivois et le graveleux, Anderson peuplait de personnages sympathiques et chaleureux un film intelligent, et à aucun moment scabreux ; même lorsque, dans le plan final, et après deux heures et demie d’attente, son héros dévoilait enfin son... atout maître (une prothèse, hélas pour les amateurs).

Magnolia, construit comme le surfait Short cuts d’Altman, mais bien meilleur, fut aussi un grand succès, en dépit des objections de certains pisse-froid, très attachés à la vraisemblance factuelle, et qui sont restés perplexes devant la séquence finale, celle de la pluie de grenouilles. Le film recelait pourtant un autre fait bien plus extraordinaire : Tom Cruise y était bon...

Entièrement centré sur son personnage principal, joué par Adam Sandler, un inconnu en France mais qui ne le restera pas longtemps, Punch-drunk love est étiqueté « comédie ». Il n’est pas interdit d’y voir autre chose, car son personnage principal, qui ne quitte jamais l’écran, vit un drame permanent, ce qui n’est du reste pas exceptionnel dans les comédies. À la fois bourré de complexes et audacieux sur le plan sentimental, doux et violent, prodigue et fauché, stupide et rusé, son comportement surprend sans cesse. Il va vivre un amour inattendu avec une fille que l’une de ses sept sœurs tient absolument à lui mettre dans les pattes – et dont, par conséquent, il ne veut pas, au début du moins. Escroqué par un margoulin, il entreprend tout un voyage pour tenter de récupérer l’argent dont on l’a spolié, mais, au dernier moment, renonce et conclut « Restons-en là ». Agressé par les « quatre frères blonds » (sic) que le margoulin lui a envoyé parce qu’il a eu l’audace de réclamer son argent par téléphone, on s’attend à le voir se faire tabasser... mais c’est lui qui en massacre trois avant de rendre poliment au quatrième le cric dont il le menaçait.

Cette aptitude à concevoir des situations que l’on n’attend pas, en tournant résolument le dos au réalisme, se double chez Anderson d’un sens de l’invention visuelle très vif. À cet égard, je vous recommande ce plan unique, la scène de retrouvailles des amoureux dont on a tiré l’affiche du film, en ombres chinoises sur fond de plage à Hawaï ; ou le plan des trois voitures qui déboulent du fin fond d’une avenue déserte, et l’inexplicable tonneau qu’effectue l’une d’elles, sans que cette scène ait la moindre cause, ni la moindre conséquence apparente sur la suite de l’histoire ; ou encore, l’apparition mystérieuse de ce minuscule harmonium que quelqu’un, on ne sait qui, abandonne sur le trottoir, et qui est recueilli, pauvre orphelin, par notre héros. Et c’est cela, sans doute, la marque des grands artistes : imposer ses trouvailles, mais ne jamais expliquer.

Ce n’est certes pas un grand film, il n’a ni l’intérêt ni l’importance des deux précédents du même auteur, mais il est rafraîchissant et tranche étonnamment sur la production américaine du moment.

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18 ans après

Réalisateur : Coline Serreau

Scénario : Coline Serreau

Interprètes : James Thiérrée, Roland Giraud, Michel Boujenah, André Dussollier, Philippine Leroy-Beaulieu, Line Renaud, Madeleine Besson, Évelyne Buyle

Durée : 1 heure et 30 mn

Sortie à Paris : mercredi 5 février 2003

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Est-ce parce qu’on a beaucoup reproché à Coline Serreau ses prises de position véhémentes ?, mais ce film, manifestement conçu pour exploiter le succès public franc et massif, en 1985, de Trois hommes et un couffin, ne prend position sur rien. Mentionner la mondialisation et multiplier les blagues sur le Viagra, c’est un peu mince comme témoignage sur le vingt et unième siècle commençant, et le film parle si peu de son époque qu’en fait, l’histoire pourrait se passer... 18 ans avant ! Même le sexe en est absent : de cela aussi, on en parle, mais on ne fait rien.

Ignorant ce détail, je n’avais pourtant pas l’intention de voir le film de Coline Serreau, qui est une intoxiquée du féminisme balourd, et qui s’obstine à écrire elle-même ses scénarios... tâche qu’elle rate régulièrement parce qu’elle veut trop démontrer, multipliant les incohérences psychologiques. C’est donc tout à fait par hasard que j’ai vu cette fausse suite du film précité, et, finalement, je ne le regrette pas. Mais pour une autre raison, que la publicité tapageuse et ridicule organisée autour de cette bluette ne mentionnera pas, ou à peine.

En fait, les trois « pères », omniprésents dans ladite pub, incarnés avec mollesse par Dussolier, Giraud et Boujenah, n’ont ici qu’un rôle à la fois mineur (on ne s’embarrasse pas à nous expliquer ce qu’ils sont, ce qu’ils font dans la vie, à quoi ils doivent cet appartement de milliardaires, ni pourquoi, à leur âge, ils habitent ensemble), et encombrant, puisque toute l’histoire se déroule en dehors d’eux et se résume en fait à une seule question : Marie, l’ex-bébé du couffin, jouée par une petite boulotte (il lui aurait fallu trois hommes et un coupe-faim, comme dirait mon copain Didier Porte), qui se trouve être, par le plus grand des hasards, la fille de la réalisatrice, Marie, donc, aimera-t-elle ou non le fils du dernier compagnon de sa mère, un jeune Américain prénommé Arthur, et qu’on nous présente au début comme un amoureux transi doublé d’un avorton binoclard, boutonneux et maladroit ? D’avance, vous avez deviné que oui ! Et je ne me serais pas donné la peine d’écrire sur ce sujet, si, primo, les efforts d’Arthur pour séduire sa dulcinée ne m’avaient à ce point rappelé Docteur Jerry et mister Love (je vous parie une Cadillac en or massif qu’aucun critique professionnel n’aura fait le rapprochement entre Arthur et Julius Kelp), et si, secundo, ce rôle d’Arthur n’avait été tenu par un jeune acteur étonnant du nom de James Thiérrée (non, il n’y a pas de faute d’orthographe), déjà présent dans un autre film de la réalisatrice, La belle verte, en 1996.

Véritable vedette du film, aussi bon comédien que bon danseur – en prime, il est acrobate, trapéziste et violoniste –, il se trouve être le fils de Victoria Chaplin, et donc le petit-fils de Charles Chaplin. Les descendants de Charlot ayant tenté de faire carrière au cinéma sont pléthore et rempliraient le Palais des Sports, mais lui est le seul qui n’exploite pas le nom du grand-père illustre. Né en 1974, il a débuté au cirque à l’âge de 4 ans, et joue un peu partout en Europe, au théâtre et au cirque, avec sa troupe, dans des spectacles très visuels qu’il conçoit lui-même. Au cinéma, on l’a vu, notamment, dans Le bossu de Philippe de Broca, dans Prospero’s book de Peter Greenaway, dans Vatel de Roland Joffé, et dans Éclipse totale de Agnieszka Holland, le film sur Verlaine et Rimbaud avec Leonardo DiCaprio ; rien que des chefs-d’œuvre, donc, ce qui explique sa faible notoriété chez nous. Dans le présent film, il m’a fait une aussi forte impression qu’Arturo Brachetti dans sa première pellicule, Clémentine tango, en 1983, et ce n’est pas un mince compliment. Pour sa stupéfiante métamorphose à la fin de l’histoire (je vous recommande son numéro de salsa mâtiné hip-hop, qui reprend certains fragments de son spectacle scénique La symphonie du Hanneton), et aussi pour la présence chaleureuse de Line Renaud, dont j’avoue que c’est elle qui m’a incité à le voir, je conseille par conséquent de ne pas manquer 18 ans après. D’autant plus que, pour une fois, la réalisatrice a presque totalement laissé de côté ses revendications féministes, exceptée dans la scène avec Évelyne Buyle, et monté à la place une vraie comédie. Certes insignifiante, et dont la plupart des épisodes sont téléphonés – comme la crise cardiaque du père agité états-unien, attendue dès le début –, certes vouée à un succès bien moindre que celui du premier épisode, mais sans prétention. Au fond, le spectateur a lui aussi le droit de se reposer.

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Monsieur N.

Réalisateur : Antoine de Caunes

Scénario : René Manzor

Interprètes : Philippe Torreton, Jay Rodan, Richard E. Grant, Roschdy Zem, Elsa Zylberstein, Stéphane Freiss, Bruno Putzulu

Durée : 2 heures

Sortie à Paris : mercredi 5 février 2003

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Vous m’en voyez bien marri pour lui, mais Antoine de Caunes, avec son deuxième film, confirme le fameux théorème selon lequel les anciennes vedettes de télévision échouent au cinéma. Rappelons que ce plantage est quasi-général : Karl Zéro avec Le tronc, Les Nuls avec La cité de la peur, Éric et Ramzy avec La Tour Montparnasse infernale, Dominique Farrugia avec Delphine 1, Yvan 0, Édouard Baer avec La bostella, Benoît Delépine avec Michael Kael contre la World News Company, Patrick Sébastien avec T’aime, et j’en passe. À l’étranger, ce n’est pas mieux, puisque Sacha Baron Cohen, avec son Ali G, s’est ramassé lui aussi. On nous annonce à présent un film de Chantal Lauby, que nous attendrons sans trépignements excessifs. Seul Alain Chabat surnage pour avoir brillamment réussi son Astérix, et je vous épargne la citation de l’adage sur l’exception qui confirme la règle, maxime idiote provenant d’une mauvaise traduction, puisque la proposition latine originelle affirmait que « l’exception met la règle à l’épreuve » – exactement le contraire par conséquent ! D’ailleurs, Chabat avait parfaitement raté son premier film, Didier, où il jouait le rôle d’un chien !

Pour en revenir de façon brève à Antoine de Caunes, naguère, Les morsures de l’aube hésitait entre la comédie dramatique et la parodie ; aujourd’hui, Monsieur N. balance entre les élucubrations romanesques et la reconstitution historique, avec une forte dominante du premier ingrédient, et, bien entendu, ne satisfait à aucun de ces deux genres.

Mention spéciale au scénariste, René Manzor. Spécialisé dans le doublage des séries télévisées américaines, il possède la vaste culture nécessaire à ce travail de première nécessité, puisqu’il ignore visiblement, comme la totalité des dialoguistes français, qu’on ne dit pas « Majesté » à un souverain, encore moins « SA Majesté » lorsqu’on s’adresse directement à lui – ce non-sens évident venant renforcer une faute de protocole ! Pas plus qu’on ne dit « Sir Lowe » en s’adressant à Hudson Lowe, puisque le mot Sir doit obligatoirement précéder un prénom. Mais on ne peut pas tout savoir... Au cinéma, il a signé le scénario de Un amour de sorcière, avec Jeanne Moreau et Vanessa Paradis, navet fort justement tombé dans l’oubli. Pour Monsieur N., René Manzor a écrit le scénario et les dialogues, d’un style pompier qui se remarque (après tout, dans le civil, c’est le frère de Francis Lalanne, une référence !), puisque les personnages ne cessent de nous envoyer des aphorismes qui se veulent profonds, ne sont que creux, et tentent sans cesse de nous remémorer le slogan du film : l’Histoire est un mensonge que nul ne met en doute. Martèlement un peu balourd à la longue.

Mais revenons au but du film, puisqu’il n’y a rien à dire sur sa réalisation, sage et sans esbroufe. Oui, on ne peut pas nier que l’Histoire, surtout celle enseignée dans les écoles, nécessite un bon dépoussiérage, dans ses méthodes comme dans son contenu. Entre les personnages injustement calomniés (Néron, Richard III), ceux ridiculement glorifiés (Clovis, Henri IV, Marc-Aurèle, David), ceux affublés d’une aura de sainteté totalement fabriquée (Jeanne la Pucelle, dite Jeanne « d’Arc » – un nom qu’elle n’a jamais porté –, Louis IX dit « saint Louis », la fameuse « mère » Teresa), entre les événements n’ayant jamais eu lieu (la bataille de Valmy) et les mots historiques jamais prononcés (« l’État c’est moi », « la garde meurt mais ne se rend pas »), entre les trucages éhontés (De Gaulle « prévoyant » le rôle décisif de l’aviation durant la Deuxième Guerre Mondiale, dans un livre paru avant la guerre... mais rectifié après en profitant d’une réédition ; Georges Bidault effacé des photos et des films le montrant aux côtés du même De Gaulle lors de la descente des Champs-Élysées en août 1944) et les faits opportunément « oubliés » (le comportement de Mitterrand dans l’affaire de l’Observatoire), sans compter les ascendances fantaisistes et de complaisance (Napoléon III « neveu » du mari de Joséphine) et les mythes ridicules (Louis XVII rescapé du Temple, le Masque de Fer « frère jumeau » de Louis XIV), il y aurait de quoi faire.

Mais cette remise à l’heure de toutes les pendules détraquées, ce serait notamment le rôle des enseignants, et l’on peut être certain que la profession conserve quelques réfractaires à ces fables qu’on leur a enfoncées dans la tête lorsqu’ils occupaient la place de leurs élèves actuels. Ah ! Jeanne d’Arc « reconnaissant » le roi à Chinon !... En tout cas, ce n’est pas le rôle du cinéma de fiction, surtout lorsqu’il ment plus encore que l’Histoire ! Sachant au contraire la redoutable manie des professeurs, qui consiste à traîner leurs élèves au cinéma dès qu’un film prétendu historique passe sur les écrans (je ris encore en évoquant La guerre du feu : les gosses y ont au moins pris une salutaire leçon de sodomie appliquée, non prévue par leurs profs, mais qui les a certainement inspirés, on l’espère pour eux), combien de jeunes spectateurs goberont-ils ces sottises ? Allez donc les empêcher de prendre pour argent comptant cette fable exposée laborieusement par le film : Napo n’est pas mort à Sainte-Hélène, il s’est évadé après avoir payé Hudson Lowe pour qu’il se taise, et a fini ses jours en Louisiane sous le nom d’Abell ! Marié à une jeune Anglaise, il en aurait eu une fille « brune comme la Corse » (sic) prénommée Laetitia, et allez donc ! Le corps qui gît dans un sarcophage de marbre aux Invalides serait celui de son maître d’hôtel, un Corse du nom de Cipriani. Ben voyons ! Pourquoi pas celui d’Yvan Colonna, l’introuvable assassin « présumé », comme disent les journaux, du préfet Érignac ?

Passons. De Caunes est bien sympathique, il est intelligent, il veut sortir des sentiers battus, tout cela est honorable, mais il semble manquer de sens critique. Depuis qu’il a tourné le dos à la télé, à ses pompes et à ses œuvres, sa plus grande réussite est son rôle de clarinettiste juif et homosexuel dans L’homme est une femme comme les autres. C’est bien mince, et ça commence à dater.

Ah oui : Elsa Zylberstein a fait des progrès, et Jay Rodan, dans le rôle du lieutenant Heathcote, le narrateur et candide de service, est agréable à regarder.

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[Entracte 11]

Dans les temps très reculés, en 1970, à une époque où Claude Berri était encore un bon cinéaste et non ce producteur hégémonique et parano qu’il est devenu, il avait réalisé Le pistonné, film dans lequel Guy Bedos incarnait un comédien « en devenir », comme on dit dans des pages mieux écrites que celle-ci ; autrement dit, un comédien qui n’avait jamais joué quoi que ce fût, ou peu s’en fallait – mais ce détail n’arrête personne, dans ce métier. Parti faire son service militaire, le personnage avait la chance de tomber sur un capitaine féru de théâtre, joué par Jean-Pierre Marielle, et lui faisait croire, pour en tirer avantage et rester planqué, qu’il connaissait Brigitte Bardot. Le capitaine faisait tout, par la suite, pour lui être agréable, dans l’espoir d’être présenté à B.B., que l’imposteur, vous l’avez deviné, ne connaissait pas plus que je ne connais le dalaï-lama.

Comme par hasard, dans ce même film jouait Coluche, alors presque débutant. Il interprétait un jeune anarchiste, très antimilitariste, et, selon l’expression consacrée, il « crevait l’écran ». Soit dit en passant, Internet Movie Database, célèbre base de données sur le cinéma, prétend que c’était son premier film, et je ne suis pas peu fier de révéler ici que j’ai pris en défaut ce précieux instrument de travail mondialement connu, car la notice est inexacte : Coluche avait en effet tenu un rôle minuscule, auparavant, dans un film suisse dont j’ai oublié le titre ; jeune et très chevelu, il incarnait un ouvrier immigré italien, pourvu d’un accent transalpin à couper au couteau, qui venait toucher un mandat dans un bureau de la Poste helvétique. La scène ne durait que quelques secondes, mais c’était bien lui.

Réunissons ces deux éléments, Coluche et le soi-disant comédien mais authentique menteur incarné par son copain Bedos, et voici le thème de cet Entracte 11 : est-ce que, par hasard, on n’en ferait pas des tonnes avec ce serpent de mer, le prétendu chômage des comédiens, remis à l’honneur avec la manifestation du 25 février 2003 à Paris – jour où le présent texte est rédigé ?

Coluche, pour en revenir à lui, était un homme intelligent, et pas démago pour un kopeck, en dépit de son succès. Jamais il ne caressait le public dans le sens du poil, et il ne ménageait personne. En somme, il était l’antithèse de l’artiste politiquement correct, celui qu’on subit quotidiennement à la télé, qui dit toujours ce qu’on attend de lui, et ne malmène, en public, aucune susceptibilité – surtout dans le milieu qu’il fréquente et dont dépend son pain quotidien. C’est pourquoi Coluche ne s’est pas fait que des amis, et les huées sur l’enregistrement que je possède en témoignent, lorsque, invité par Claude Villers au Tribunal des Flagrants Délires en mai 1981, une semaine après la première élection de Mitterrand à la Présidence de la République, il avait brodé une petite digression sur les comédiens et leurs syndicats. Il en avait le droit, il en était un, et pas des pires. Extrait :

Le syndicat, c’est un truc qui existe pour les mecs qui bossent. Mais il faut savoir ce que c’est, déjà, de travailler [...]. Alors, quand j’entends dire que les comédiens sont syndiqués, ça me fait hurler de rire. Parce que, s’il y a un métier où d’abord il s’agit que de concurrence !... [...] C’est une profession où il y a 98 % de chômeurs à cause du fait que, dès qu’un mec a fait quelque chose, [...] il peut rester dix ans chômeur sans rien foutre et dire qu’il est comédien, et [...] toucher [les indemnités de chômage], plus ou moins, avec une petite affaire à droite et à gauche. Et c’est comme ça qu’y en a autant.

Et d’autre part, ça a rien à voir avec un travail où on a besoin d’avoir des lois syndicales, faut quand même pas déconner ! Quand t’es comédien, bon, peut-être qu’y a des tas de mecs qui gagnent pas beaucoup d’argent, mais n’empêche qu’ils ont tous l’intention d’être vedette, [...] et que ça peut leur arriver. Ils savent très bien qu’ils font un métier où on peut gagner des centaines de millions, [...] ils ont pas à gueuler pour avoir trois francs six sous alors que ça risquerait de manquer aux ouvriers. Faut quand même pas charrier ».

Traduction en français académique : à l’instar des professions de psychanalyste, écrivain, artiste peintre, compositeur, chanteur, etc., dont la loi ne prévoit pas qu’elles soient étayées d’un diplôme ni d’une compétence quelconque, dont l’exercice légal ne requiert aucune compétence, aucune condition, le métier de comédien, qui n’est pas réglementé, se trouve par conséquent ouvert à n’importe qui ; tout le monde peut se prétendre comédien le plus légalement du monde, et faire mentionner cette profession sur son passeport, par exemple. Cela, sans avoir joué le moindre rôle où que ce soit, théâtre, cinéma, radio, télévision, publicité. J’en connais. En revanche, essayez donc de vous prétendre médecin, professeur, architecte, pédicure ou chauffeur de taxi sans posséder les qualifications nécessaires, et vous m’en direz des nouvelles.

Il n’y a guère qu’en France qu’on entende autant de gémissements sur le chômage des comédiens. En Angleterre, par exemple, pays où l’on est mieux pourvu, ô combien ! sur le plan de la qualité des acteurs, ce type de récrimination est bien moins bruyant. Pour ne rien dire des États-Unis, pays du cinéma par excellence. Comment s’étonner que tant d’individus restent sans travail s’ils prétendent appartenir à une profession qu’ils n’ont jamais exercée, ou si peu ? Aujourd’hui, ils sont douze mille à se déclarer « comédiens » ; il y a vingt ans, ils n’étaient que la moitié. Génération spontanée ?

Cela précisé, on peut ne pas être entièrement d’accord avec Coluche : les syndicats de comédiens sont nécessaires, et d’abord, pour lutter contre les abus. De la part des sociétés de spectacle, certes, mais aussi de la part des acteurs eux-mêmes. Il y a une quinzaine d’années, lorsque Roger Hanin avait ses entrées dans les allées du Pouvoir, il avait épinglé le fait suivant : un acteur qui ne travaillait pas avait le droit de s’inscrire au chômage, comme tout le monde ; mais là où commençait l’abus (qui n’a pas disparu ! Le jeudi 16 octobre 2003, sur France Inter, Stéphane Bern et Guy Carlier témoignaient que « des vedettes » s’inscrivaient toujours aux ASSEDIC durant leurs vacances pour toucher des indemnités de chômage), c’était dans l’élasticité de la notion de « non travail », et certains étendaient la définition du chômage au-delà des limites de la décence. En clair, une vedette grassement payée avait strictement le droit, entre deux films ou deux pièces, de s’inscrire au chômage... et de percevoir des indemnités calculées sur le montant de ses cachets précédents. Or, pour certains, c’était loin d’être négligeable. Je ne veux citer personne, mais demandez donc à Jane Birkin... Évidemment, ces indemnités moralement indues creusaient d’autant le trou de la caisse commune. Roger Hanin avait donc exprimé le souhait qu’on nettoie un peu les écuries d’Augias.

Ne sachant s’il a été entendu, j’ai appelé au téléphone le syndicat intéressé. Ça s’appelle le FNSAC-CGT (joli nom : FN + SAC, on ne s’est pas beaucoup interrogé lors du baptême !). Le FNSAC-CGT, puisqu’il faut l’appeler par son nom, m’a renvoyé au SFA-CGT (Syndicat Français des Artistes-interprètes), qui m’a conseillé de visiter trois sites Internet : le sien, que j’avais déjà consulté auparavant et qui ne contient rien en rapport avec la question, celui du FNSAC-CGT (ça va, vous suivez ?), qui n’en souffle mot non plus, et le site des Assedic, sorte de décourageant marécage où l’on se noie très vite. Voilà donc, mes amis, le parcours du combattant que vous devez parcourir (en vain) si vous vous intéressez à cette profession qu’on aime tant.

J’ai tout de même pu savoir, grâce au « Canard Enchaîné », que la situation actuelle est celle-ci : pour avoir droit au chômage, il faut avoir travaillé au moins 507 heures dans l’année en dix mois, selon le dernier accord inspiré par le patronat. Un autre paradoxe, par conséquent, puisque cela représente environ deux heures par jour ouvrable dans l’année. En somme, pour toucher le chômage, mieux avoir travaillé tout le temps ! Un quart seulement des postulants y parviennent... C’est pourquoi la réglementation prévoyait que, sur ces 507 heures, seulement 169 seraient à faire dans le spectacle, les 338 heures manquantes pouvant être accomplies n’importe où ailleurs – les fameux « petits boulots ». Mais le dernier accord signé sous la pression du patronat supprime cette disposition, et ne permet plus de prendre en compte que 55 heures de cours par an, que peuvent donner les intermittents du spectacle ; les 452 heures restantes devront être consacrées au spectacle et à rien d’autre. Quant à la paye, le cachet moyen d’un acteur est de 418,50 francs par jour, soit 63,80 euros.

En attendant, cet Entracte 11 un peu particulier tourne court. Pour l’étoffer, j’aurais mieux fait de contacter Roger Hanin lui-même. Après tout, mieux vaut s’adresser à Dieu qu’à ses saints ! Et Dieu, il connaissait !

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Chicago

Réalisateur : Rob Marshall

Scénario : Maurine Dallas Watkins

Interprètes : Renée Zellweger, Catherine Zeta-Jones, Richard Gere, Lucy Liu

Durée : 1 heure et 53 minutes

Sortie à Paris : mercredi 26 février 2003

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– Qu’est-ce que tu veux être, plus tard ?

– Célèbre !

Le meilleur de Chicago est dans la satire conjuguée des journaux et radio-télés qui misent en permanence sur le spectaculaire ; des neuneus qui se bousculent aux portillons des émissions de télé les plus vulgaires en espérant y être vus et qui sait ? devenir vedettes d’un jour, histoire de donner raison à Andy Warhol ; et de la pratique des avocats américains, qui font littéralement apprendre un rôle à leurs clients, au lieu de plaider sur le fond. Pratique relevant là encore du spectacle, fondamentalement immorale, mais non perçue comme telle par ces veaux de Yankees – pourtant imbibés de religion –, puisque encouragée par le système judiciaire de ce pays, où l’accusé doit choisir de plaider coupable ou non coupable, choix binaire, sans nuances, et dont les effets pervers sont bien connus. Passons, et ne tirons pas sur une benne à ordures.

Roxanne, apprentie théâtreuse, a tué un baratineur qui, pour la sauter, lui a fait croire qu’il pouvait lui procurer un rôle. Elle se retrouve en prison, et prend pour la défendre un avocat marron, le cynique Billy Flynn, qui n’a jamais perdu un procès, encore moins un dollar. Pour lui attirer la sympathie des ploucs, celui-ci entreprend d’en faire une vedette de l’actualité, le public se passionne pour l’histoire sentimentale et conventionnelle qu’il invente à son intention, et elle est acquittée par un jury attendri... mais se fait voler la vedette, dans les minutes qui suivent le verdict, par une autre meurtrière ! Va-t-elle finir au chômage, puisque les badauds ont trouvé une autre idole de papier ? Non, car une troisième meurtrière, elle aussi théâtreuse, lui propose une association, et toutes deux connaissent enfin la gloire sous le pseudo « Les Meurtrières de Chicago » ! C’est du Bernard Tapie à la mixture américaine. Ne crions pas à l’invraisemblance : on a vu naguère une ancienne proxénète de haut vol, vedettarisée dès sa sortie de prison par une émission de Patrick Sébastien, qui avait entre autres pour invité un certain Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale et de la Culture « de gauche » pas trop regardant sur ses fréquentations.

Le principe narratif du film – et du spectacle scénique dont il est tiré – est le suivant : tout ce qui est réel est filmé de façon à peu près réaliste, tout ce qui est imaginé ou fantasmé est filmé comme un spectacle de music-hall. On passe sans arrêt d’un style à l’autre, et c’est assez plaisant au début. Le dialogue contient quelques bijoux finement ciselés, comme cette réplique : « Même pour Chicago, ce degré de corruption est inadmissible ». Ou encore ce dialogue, lorsqu’une des deux filles propose à l’autre de former un duo : « Impossible, je te déteste. – Et alors ? C’est le seul métier où ce détail n’a aucune importance ! ». On le savait, chéries.

Malheureusement, la sauce ne prend pas. C’est que tout est filmé sur le même rythme, à la même vitesse, sur le même niveau. La monotonie gagne, car, hormis les numéros musicaux très bien dirigés, montés impeccablement, on n’est jamais vraiment surpris. C’est quand même mieux que Moulin-Rouge. Et les trois vedettes ne sont doublées ni pour le chant ni pour la danse (enfin... Richard Gere, un peu malgré tout).

En bref : à voir à la rigueur.Haut de la page

[Entracte 12]

Une correspondante, un peu étonnée de la considération que je porte à Leonardo DiCaprio, me fait remarquer que le merveilleux Leo, tout starisé qu’il est, a joué dans pas mal de navets. D’abord, rétorquerai-je, moins que certains de ses petits camarades comme Brad Pitt, ou que certains de ses glorieux aînés, comme Robert DeNiro. Et puis, jouer dans des navets, est-ce incompatible avec le statut de star ? Regardez plutôt ce que tournent Isabelle Adjani et Michel Serrault depuis quelques années, voire quelques décennies !

Certes, Leonardo vient de sortir un Gangs of New York pas piqué des hannetons, et il sera bien avisé, s’il ne veut dégringoler quelques marches du box-office, de se tenir éloigné de Martin Scorsese, fausse gloire qui n’a rien fait de valable depuis une bonne quinzaine d’années. Hélas ! Il semble tombé sous le charme du « maître », et le pire semble certain, comme il est de règle. Mais enfin, sur les dix-huit films qu’a tournés Leonardo DiCaprio, sans compter les productions télévisées, la plupart n’ont rien de déshonorant, et l’on peut considérer La plage comme un accident de parcours. Je n’ai pas vu Basket-ball diaries, mais je connais presque tous les autres, et il n’y a pas vraiment de navets dans le lot. Pas même Titanic, n’en déplaise aux snobs, car cet immense succès se trouve être aussi un excellent film.

Mais enfin, quel rapport entre les films tournés et le fait d’être une star ? À mon humble avis, aucun. D’abord, parce que beaucoup de stars étaient ou sont de piètres comédiens qui interprètent de piètres films ; ensuite, parce qu’il n’est pas nécessaire de jouer dans de bons films pour devenir et rester une star. Paradoxe ? Non !

Sur le premier point, il serait oiseux et passablement épuisant de dévider la liste des stars qui jouaient comme une savate. Voyez les vedettes du cinéma muet. Voyez Gabin après la guerre. Voyez Michèle Morgan, Martine Carol et Brigitte Bardot. Voyez Eddie Constantine, Lino Ventura, Marylin Monroe, Victor Mature, Audie Murphy ou Yul Brynner. Voyez aujourd’hui Christophe Lambert, Keanu Reeves, Mark Wahlberg ou Jean Reno. Le « grand » public, peu exigeant et qui de toute façon connaît rarement les vrais bons acteurs, ne s’intéresse que peu à l’art dramatique et ne voit que le prestige des vedettes, entretenu par la presse et surtout la télé.

Et puis, être une star, c’est avant tout faire parler de soi, de préférence en entretenant une légende fabriquée par des spécialistes. Et pour cela, nul besoin d’être un bon acteur : la notoriété s’attache à tout autre chose. Bien avant qu’elle mette fin à sa carrière cinématographique pour devenir une mémère à chienchiens, Brigitte Bardot n’attirait plus grand-monde vers les salles qui projetaient ses films, mais sa moindre apparition publique provoquait encore des émeutes. Les badauds n’avaient aucune envie de voir une comédienne, et le seul film où elle tenait honnêtement sa partie, La vérité, de Clouzot, n’a pas été un succès durable. Non, ce qu’ils voulaient, les badauds, c’était voir de près quelqu’un de connu. Bardot n’a jamais été une bonne actrice, elle était une star. Aujourd’hui, c’est Adjani qui tient le rôle, elle qui n’a pas tourné un seul film montrable depuis L’été meurtrier, il y a vingt ans (et encore était-ce un film assez moyen), mais qui se réfugie en Suisse pour y être à l’abri du fisc autant que des petits tracas causés par sa notoriété.

Un indice : les stars, rarement, se risquent sur une scène de théâtre, où leur incapacité à vraiment jouer la comédie se verrait immédiatement. De toutes les personnalités citées dans les lignes qui précèdent, ne sont montés sur scène qu’Isabelle Adjani, qui a débuté à la Comédie-Française, Michel Serrault, qui venait en fait du cabaret, Gabin, qui a débuté comme chanteur, Michèle Morgan, qui a néanmoins attendu la soixantaine et le chômage au cinéma avant de jouer une pièce, et Yul Brynner, qui a interprété Le roi et moi durant des années. Aucun des autres n’a pris le risque d’incendier les planches. Cela ne diminue en rien leur prestige, mais c’est un autre métier.

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L’arche russe

Titre original : Russian ark

Réalisateur : Alexandre Sokourov

Scénario : Alexandre Sokourov et Anatoly Nikiforov

Interprètes : Sergey Dreiden, Maria Kuznetsova, Leonid Mosgovoi, David Giorgobiani, Alexander Chaban

Caméraman : Tilman Büttner

Musique : originale, de Sergei Yevtushenko ; pré-existante, de Mikhail Glinka, Henry Purcell (l’opéra King Arthur), Pyotr Ilyich Tchaikovsky (musique pour piano 16. French Old Song, de Children Album, opus 39) et Georg Philipp Telemann

Durée : 1 heure et 35 minutes

Sortie à Paris : mercredi 26 mars 2003

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Un lofteur de base parlerait probablement de « truc de ouf », tant l’entreprise est hors normes. Imaginez un film d’un peu plus d’une heure et demie qui se déroulerait en un seul plan, dans un palais devenu aujourd’hui l’un des plus beaux musées du monde, l’Ermitage de Saint-Petersbourg, de loin plus luxueux que notre Louvre, soit dit en passant. Le film est réalisé avec une steadicam, engin de prise de vue inventé en 1973 par Garrett Brown, utilisé pour la première fois dans Rocky en 1976, puis dans The shining en 1980. La steadicam est portée par un technicien qu’on espère bien payé, car le dispositif pèse plusieurs kilos. Cette ingénieuse mécanique vaut 600 000 francs, soit 91 469 euros, et se loue 1600 euros la semaine. Montée sur un bras articulé pourvu d’un système amortissant les heurts, le tout sur un harnais fixé au corps de l’opérateur, elle peut ainsi passer partout, monter et descendre les escaliers, prendre les ascenseurs, et tout ce que vous imaginez. Dans L’arche russe, portée par Tilman Büttner, elle évoluait à travers trente-cinq pièces et une ou deux cours enneigées, gravissait d’innombrables escaliers, tout en se mêlant aux évolutions de centaines de figurants revêtus de costumes d’époque. En prime, sans aucune coupure décelable, car la conception du film est celle du plan-séquence.

Cette technique du plan-séquence est rarement utilisée – surtout de nos jours où l’esthétique « clip », avec ses montages hachés, est plus à la mode –, car le moindre incident ruine le travail de plusieurs heures. Hitchcock s’en est servi en 1948 dans Rope (titre français, « La corde »), qui ne compte que onze plans d’une durée comprise entre deux et dix minutes, puis, l’année suivante, pour certaines scènes de Under Capricorn (en français, « Les amants du Capricorne »), et avouait après coup que cela n’avait pas grand sens. Orson Welles a tourné pour Touch of evil (en français, « La soif du mal ») un plan d’ouverture de deux minutes et demi, et Robert Altman un plan de huit minutes pour The player (en français, rien, car il n’existe pas de titre français).

Notons que les caméras utilisant de la pellicule ne pouvaient prolonger cet exploit au-delà de dix minutes, durée maximale autorisée par la taille des bobines de pellicule, soit trois cents mètres. Seules, les caméras numériques construites aujourd’hui permettent de s’affranchir de cette limite, puisqu’elles envoient les images vers un disque dur. Pour L’arche russe, ces images n’étaient pas compressées. Ce procédé d’enregistrement permet en outre, comme sur un magnétoscope, d’obtenir un résultat immédiat, de s’affranchir des contraintes dues à la sensibilité de la pellicule, de modifier facilement les images, et d’étalonner la couleur à volonté – sans parler des trucages numériques. En outre, il est beaucoup moins cher, et non polluant, puisqu’il n’y a plus à ce stade de développement chimique du négatif. En contrepartie, le tournage à la steadicam, s’il est très souple quant aux mouvements d’appareil, ne permet pas les grandes envolées qu’autorisent la grue, la dolly ou la louma, encore moins les prises de vue aériennes. Et il complique l’éclairage des scènes, puisque les projecteurs ne doivent pas apparaître dans un champ devenu dès lors très mobile. En effet, un autre inconvénient auquel on ne pense pas immédiatement est bien celui-là, puisque la caméra n’est pas assujettie à un support fixe (trépied, chariot, grue), mais portée par un technicien. Il est dès lors presque impossible de l’immobiliser ; autrement dit, le cadrage est sans cesse remis en question. Cela ne convient pas à tous les réalisateurs.

La presse nous a révélé que le tournage de L’arche russe a eu lieu en temps réel le dimanche 23 décembre 2001, mais il est superflu de souligner que cet événement a été précédé de plusieurs mois de répétitions – huit mois, dit-on : si le moindre incident, lors du tournage d’un plan-séquence ordinaire, oblige à recommencer un travail qui a exigé parfois plusieurs heures de préparation, dans le cas présent, il aurait suffi qu’un figurant se prenne les pieds dans un tapis pour devoir recommencer tout le film ! En fait, il y a bien eu deux incidents obligeant à tout recommencer, mais il s’agissait de pannes de batterie. La troisième tentative, dans l’après-midi, fut la bonne, et il était temps, car le musée n’avait fermé ses portes et réservé les lieux que pour cette seule journée.

Seul cet exploit technique sans précédent et qui ne sera pas réitéré de sitôt m’incite à classer L’arche russe parmi les films à voir. Le résultat, lui, n’encourage pas à renouveler une tentative d’évocation historique un tantinet soporifique et passablement réactionnaire. Mais sans doute faut-il être russe, et surtout nostalgique de l’ancien régime tsariste, pour apprécier le film. En France, il n’a guère connu de succès, ce qui n’est pas étonnant. Et puis, Sokourov n’est pas Visconti, et L’arche russe, qui s’achève comme Le guépard sur une séquence de bal, n’a pas le même souffle, loin de là. Du reste, jamais Visconti n’aurait éclairé une séquence avec autant de lumière, et aussi platement. L’arche russe, c’est très beau, mais seulement illustratif.

En bref : à voir.Haut de la page

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Dernière mise à jour de cette page le mardi 8 septembre 2020.