Cinq films sans aucun rapport entre eux : Le serpent, d’Éric Barbier, Bug, de William Friedkin, Les témoins, d’André Téchiné, le « documentaire » Ségo et Sarko sont dans un bateau..., film de circonstance, en vidéo, et cet autre documentaire, L’avocat de la terreur, de Barbet Schroeder.
Réalisateur : Éric Barbier
Scénario : Éric Barbier, d’après le roman de Ted Lewis
Interprètes : Yvan Attal (Vincent), Clovis Cornillac (Joseph Plender), Pierre Richard (Cendras), Simon Abkarian (Sam), Minna Haapkylä (Hélène), Olga Kurylenko (Sofia), Gérald Laroche (Becker), Jean-Claude Bouillon (Max), Veronika Varga (Catherine), Pierre Marzin (Carbona), Katia Lewkowicz, Eric Naggar, Jean Topart (la voix du récitant du documentaire animalier, à la télévision)
Musique : Renaud Barbier
Durée : 1 heure et 59 mn
Sortie à Paris : mercredi 10 janvier 2007
Les distributeurs nous gâtent : dès la première quinzaine de janvier, on sait déjà quel sera le film le plus con de l’année. D’habitude, il est japonais, cette année, il est français, cocorico !
Éric Barbier, metteur peu expérimenté puisque Le serpent est son troisième film depuis... 1991, a beaucoup vu Hitchcock, et il entend qu’on le sache. Le premier plan est piqué dans La mort aux trousses ; ensuite, comme dans Les oiseaux, Yvan Attal tente de rattraper un piaf qui s’est échappé d’une cage ; plus tard, il essaie de retenir par la main une fille qui va tomber dans le vide, scène que sir Alfred a filmée une demi-douzaine de fois dans de multiples circonstances. Oui, Éric Barbier a beaucoup vu Hitchcock, mais il n’en a pas retenu les leçons...
Écartons les griefs mineurs : Yvan Attal n’a aucun charisme, c’est vrai ; beaucoup moins que son partenaire. Mais cela ne suffirait pas à compromettre le film. Si celui-ci s’autodétruit automatiquement, c’est surtout à cause des outrances du scénario, et des invraisemblances de la mise en scène.
Le scénario ? Un type s’acharne sur un autre. On saura vers la fin qu’il voulait se venger d’une cruelle mésaventure subie à l’âge de treize ans, dont cet autre n’était d’ailleurs pas responsable. Procédé utilisé par le metteur en scène pour montrer cet acharnement : l’accumulation. Or c’est une arme à double tranchant. Utilisée sans doigté, elle débouche sur le grotesque et finit par provoquer, soit l’ennui, soit le ricanement, soit les deux. Souvenez-vous du ridicule Cape fear, de Martin Scorsese (en français, Les nerfs à vif), pitoyable remake d’un film de 1962 – que des gogos scorsésiens ont voulu faire passer pour un exercice de style, l’exercice de style étant un procédé pratique permettant à un réalisateur en panne d’inspiration de filmer n’importe quoi –, où Robert de Niro a perdu les derniers lambeaux de sa réputation d’acteur. Par conséquent, Clovis Cornillac devrait faire attention, sinon, il finira de la même façon que le cher Bob. Il faut avouer qu’après avoir subi une kyrielle de péripéties du genre improbable (ponctuées par une musique de quatrième ordre, conçue pour vous faire sursauter dans votre fauteuil), voir Yvan Attal voler le corps embaumé de la mère de son tourmenteur, pendant que ce dernier enferme dans un congélateur toute la famille du précédent, donne l’impression d’un foutage de gueule, comme disent les Guignols. Je pinaille ? Non. Le film relève du style réaliste, donc on doit veiller à la vraisemblance. Or ici, c’est pire que du Dario Argento, lequel ne visait certes pas au réalisme, lui.
La mise en scène ? Prenons deux exemples. Une fille trébuche dans un escalier. Lorsque cet accident arrive à une personne normale, elle dévale les marches et s’arrête au prochain palier, au pire ; ici, non, ce faux pas la fait basculer par-dessus la rampe, et la voilà suspendue dans le vide ! Une cascade qui plairait beaucoup à Jackie Chan... Et ceci : Attal monte dans sa voiture, garée nuitamment dans un parking ; il s’assoit, met le contact, puis sursaute violemment, Cornillac était sur le siège voisin. « Putain, tu m’as fait peur ! ». Entrer dans une voiture et s’y installer sans voir que quelqu’un se trouve déjà sur le siège avant droit, à dix centimètres du volant, on demande à vérifier. Mais l’essentiel, thriller oblige, c’est de faire sursauter le spectateur, n’est-ce pas ? Qu’importe le procédé bidon pour y parvenir.
La fin, qu’on voit venir trois quarts d’heure à l’avance, est d’une originalité à flanquer des remords aux Monty Python : Vincent et sa femme Hélène, en instance de divorce et qui se sont disputé la garde de leurs enfants tout au long du film, se réconcilient, « rapprochés par les épreuves » (oui, rassurez-vous, ils les a sortis de leur congélateur). C’est émouvant comme un téléfilm de France 2 – qui d’ailleurs a produit le film ! On se disait aussi...
Réalisateur : William Friedkin
Scénario : Tracy Letts, d’après sa pièce
Interprètes : Ashley Judd (Agnes), Michael Shannon (Peter), Harry Connick Jr. (Jerry Goss), Lynn Collins (R.C.), Luca Foggiano (Pizza Harris), Brian F. O’Byrne (docteur Sweet)
Musique : Brian Tyler
Durée : 1 heure et 59 mn
Sortie à Paris : mercredi 21 février 2007
William Friedkin, fausse gloire du cinéma d’outre-Atlantique, a exercé une activité purement artistique très courte, bien qu’elle ait commencé au cinéma en 1967 avec un film où jouaient Sonny et Cher ; très courte, car, dès sa sixième production en 1973, il est tombé dans une interminable série de navets avec L’exorciste. Et son dernier film, Bug, se rapproche précisément de L’exorciste. À tel point qu’on se demande si Friedkin n’a pas tout simplement tenté de renouer avec le succès de cette pellicule frelatée.
Puisqu’on ne peut pas éradiquer la drogue, éradiquons les drogués, telle est la théorie tenue secrète du gouvernement des États-Unis (toujours le fameux complot gouvernemental, qui a fourni le scénario de tant de téléfilms) ; c’est du moins ce que croit Peter Evans, le personnage central de Bug. Complètement zinzin, il a fait quatre ans dans un hôpital psychiatrique, dont il s’est échappé, et, persuadé que tous les services secrets du pays sont à ses trousses puisqu’il détient ce terrible secret, il se réfugie chez Agnes, une pauvre femme dont le fils a naguère disparu, et à qui son taulard de mari (joué par le chanteur Harry Connick), récemment libéré, jaloux comme un tigre, flanque des torgnoles au moindre prétexte. Il faut croire que la folie est contagieuse, car la voilà bientôt convaincue qu’elle et Peter sont harcelés par des insectes microscopiques, qui ont trouvé refuge sous leur peau, et qui seraient porteurs d’une puce électronique capable d’influencer les pensées de l’humain qu’ils parasitent ! Au point qu’elle en vient à expliquer par ce complot gouvernemental tous les événements marquants de son existence et de celle de ses proches. De son côté, la folie de Peter va jusqu’à l’automutilation, puis au meurtre – celui du docteur Sweet, qui voulait le soigner, et dont il croit que c’est un robot envoyé par les services secrets ! À la fin, les deux dingues, à poil dans un appartement dont ils ont recouvert les murs par du papier alu (!) sans doute emprunté au Signes de Shyamalan – il en restait un stock –, s’immolent par le feu (je n’invente rien), mais le film, lui, s’est noyé entretemps sous les excès.
Pourquoi ai-je prétendu que ce film se rapprochait de L’exorciste ? Parce que le principe est le même : un personnage central se croit (ou est cru) possédé par une force quasi-surnaturelle, et le réalisateur s’efforce de nous persuader qu’il ne s’en débarrassera que dans une séquence finale paroxystique et meurtrière, à laquelle tend tout le film. « C’est encore la Fataaaaa-LITÉ ! », chanterait la belle Hélène. Bref, c’est aussi ridicule et outrancier que L’exorciste, auquel on aurait bien fait, à l’époque, de décerner le Prix Baudruche.
On se doute bien qu’un tel scénario, tiré d’une pièce (et ça se voit, on ne quitte presque jamais la chambre où vit la malheureuse Agnes), se veut lourd de symboles, mais que, par la même occasion, il entend dénoncer de très réelles expériences sur l’être humain dont le gouvernement des États-Unis s’est naguère rendu coupable. Le dialogue cite notamment des tests de LSD faits sur des soldats, mais il y en eut d’autres, et bien pires, dont le film ne fait pas mention, et dont, cédant à mon travers de digresser au moindre prétexte, je vous donne quelques exemples. Ainsi, à une date que je ne connais malheureusement pas, on a injecté, à des malades gravement atteints, des doses de plutonium 239, l’un des produits radioactifs les plus dangereux ; non pas afin de les soigner, car ces malades étaient considérés comme perdus, mais pour suivre le trajet de cet élément dans leur organisme. Ils moururent en effet. Pourtant, l’un d’eux, un ouvrier, survécut durant quarante-quatre ans ; mais sans la jambe dont, trois jours avant l’injection de plutonium, les chercheurs avaient dû l’amputer, et qu’ils emportèrent pour la disséquer (regrettant sans doute de n’avoir pas le corps tout entier). Par ailleurs, Hazel O’Leary, secrétaire d’État à l’Énergie des États-Unis, ministre donc, a révélé que les autorités de son pays avaient fait des expériences sur sept cents cobayes humains, et aussi, exposé des milliers de personnes à des retombées radioactives. Déjà, dans les années 40, à l’Université de Vanderbilt (Tennessee), on avait administré à des femmes enceintes, venues pour des soins gratuits, des pilules radioactives exposant leur futur enfant à des radiations trente fois supérieures à la normale, enfants qui ne furent pas tous suivis après leur naissance – deux moururent du cancer, à l’âge de 11 ans et de 5 ans. Et, en 1963, cent trente et un détenus de diverses prisons de l’Oregon et de Washington, contre 200 dollars, acceptèrent de recevoir de fortes doses de rayons X dans les testicules – jusqu’à 600 röntgens, alors que 15 suffisent à provoquer une stérilité provisoire. On les stérilisa ensuite pour leur éviter d’engendrer des enfants anormaux...
L’ennui est que la très courte dénonciation à laquelle se livre Friedkin sert partiellement de prétexte au film, n’est pas approfondie, et qu’on a préféré filmer du Grand Guignol : l’auto-extraction par Peter d’une de ses molaires qui cachait, croyait-il, une réserve d’insectes comploteurs. Le film est donc, non seulement répulsif, mais inutile.
Réalisateur : André Téchiné
Scénario : Laurent Guyot et André Téchiné
Interprètes : Johan Libéreau (Manu), Michel Blanc (Adrien), Emmanuelle Béart (Sarah), Sami Bouajila (Mehdi), Julie Depardieu (Julie), Constance Dollé (Sandra), Lorenzo Balducci (Steve), Alain Cauchi (Sheriff), Raphaëline Goupilleau (la mère de Julie et Manu), Jacques Nolot (le patron de l’hôtel), Xavier Beauvois (l’éditeur), Maïa Simon (la mère de Sarah), Michèle Moretti, Bertrand Soulier
Musique : Philippe Sarde
Durée : 1 heure et 52 mn
Sortie à Paris : mercredi 7 mars 2007
Non, Les témoins n’est pas un chef-d’œuvre, mais c’est le meilleur film de Téchiné depuis Les roseaux sauvages, il y a treize ans, et ce n’est pas si mal. Laissons à dessein de côté le très douteux Les nuits fauves de Cyril Collard, qui était surtout l’autobiographie partielle d’un personnage détestable, pour affirmer que ce premier vrai film de fiction sur le sida vient très tard, mais va loin, et joue à fond sur l’identification du public au personnage central – thème avec lequel je vous casse régulièrement les pieds – tout en évitant le piège classique de l’apitoiement, ce qui est un exploit.
Ce personnage central, qui ne va guère quitter l’écran durant les deux premiers tiers du film, c’est Manu, joué par Johan Libéreau, jeune acteur dont vous allez entendre parler autant que de Gaspard Ulliel, et qui brillait déjà par sa présence dans Les douches froides, en 2005. Johan Libéreau est décidément attachant, et tout de même plus intéressant que l’ubiquitaire Clovis Cornillac (lequel ne va pas tarder, comme Annie Girardot dans les années 70, à fatiguer le public par son omniprésence).
Ils sont tous bons, d’ailleurs, les cinq acteurs de ce film, comme ils le sont en général dans les films de Téchiné, qui a fort bien compris et toujours appliqué le principe d’identification visé plus haut, même si on doit noter que les deux femmes sont nettement en retrait, surtout Julie Depardieu, dont le personnage intervient peu dans le cours de l’action. Elle incarne la sœur de Manu, jeune homme d’une vingtaine d’années, homosexuel bien dans sa peau, débordant de vie et pas compliqué, un peu con, à vrai dire, et du genre à répéter sans cesse « Moi je n’y connais rien » ; bref, un garçon de l’espèce courante et assez insignifiant, dont on sent que la devise, s’il en a une, doit être « Faut pas s’prendre la tête », mais si attirant physiquement aux yeux d’un homme mûr comme ce médecin homo, Adrien, joué par Michel Blanc, qui va devenir son ami platonique mais sera délaissé pour un séduisant flic, Mehdi, interprété par l’excellent Sami Bouajila. Lequel forme un couple très libre avec Sarah (Emmanuelle Béart, une fois de plus montrée à poil).
D’une foule de péripéties mineures destinées à soutenir et enrichir le scénario, et à montrer comment ce qui arrive à Manu aura des répercussions sur tous ceux qui l’entourent, ressortent les deux principaux moteurs de l’action que sont la découverte (?) par Mehdi de son goût pour les garçons, découverte qui, au cours d’une scène réussie, lui tombe dessus comme la foudre, et la maladie qui frappe donc Manu en 1984 et le tuera aux deux tiers du film. Non sans lui avoir fait acquérir, quoique trop tard, la capacité d’un jugement plus sûr, puisque, tout en se demandant si Mehdi l’a aimé, il observe ceci : « Le plus dur, quand on est pédé, c’est le risque qu’on prend en cherchant quelqu’un à aimer. N’importe quel crétin fait la différence entre un homme et une femme. Nous, on est obligés de tourner autour d’un inconnu qui nous plaît. On a peur de se découvrir devant quelqu’un qui va nous cracher à la gueule si on s’est trompé, ou qui ira raconter à tout le monde qu’on est une pédale. C’est pas étonnant que les pédés renoncent au bout d’un moment. Pour le sexe, ils se contentent des endroits où c’est facile d’en trouver. Moi, j’ai passé ma vie dans les jardins publics, les toilettes, les saunas, les bars, parce que j’avais pas envie de faire des mauvaises rencontres. On va là où on sait que tout le monde est comme vous ». Ce que tout le monde sait, mais pas forcément à vingt ans. Prise de conscience de son statut d’homosexuel par Manu, d’une part, prise de conscience de la précarité de leur existence présente par les autres personnages, d’autre part, puisque tous vont changer leur mode de vie : Mehdi et Sarah se séparent pour un temps, Adrien s’engage fortement dans la lutte contre la maladie, et Julie s’exile.
Tout cela ne se contente pas d’être intelligent, c’est aussi poignant, et si je ne dis pas « déchirant », c’est parce qu’on doit toujours se défier des grands mots, comme l’aurait fait la jeune victime. Tout comme Téchiné se défie des méthodes habituelles pour faire larmoyer le spectateur, puisque l’agonie de son personnage central n’est pas montrée : il est là, vivant quoique mal en point, puis il n’y est plus, et c’est le vide. Cependant, la vérité oblige à dire que cette mort, d’une part soulage le spectateur, qui prend la métamorphose physique du jeune malade, découverte sans la moindre transition, comme un coup de poing dans la figure, et, d’autre part, fait basculer dans la quasi-insignifiance tout ce qui arrive ensuite aux survivants dans la troisième partie, preuve que tout reposait sur le personnage du garçon : tout ont vu leur vie bouleversée, en effet, mais elle l’avait été du vivant de Manu, et sa mort ne change rien. De sorte qu’on se fiche un peu du roman que Sarah veut écrire sur l’aventure de son mari, de la rafle dans l’hôtel de passe où vivait Julie, et du nouvel ami, Steve, qu’Adrien rencontre dans les jardins du Trocadéro. C’est comme un repas trop copieux, la fin est un peu superflue. Dommage. Sans cela, le film serait à voir absolument.
Tel quel, néanmoins, il est du genre qui vous poursuit longtemps après sa vision, et vous ôte pour quelques jours l’envie de voir autre chose, crainte d’estomper le souvenir qu’il vous laisse.
Réalisateur : Michel Royer et Karl Zéro
Scénario : Karl Zéro
Interprètes : Karl Zéro et des politiciens français
Musique : Alexandre Desplat
Durée : 1 heure et 30 mn
Sortie à Paris : mercredi 4 avril 2007
La classe journalistique, au mieux, dédaigne, au pire, déteste Karl Zéro ; qui en fait pourtant partie, puisqu’il a débuté avec « Actuel », journal branché aujourd’hui disparu, après avoir été à dix-neuf ans scénariste de bandes dessinées. Les raisons ? Diverses. Récapitulons, si tant est que cela en vaille la peine, les griefs des uns et des autres :
- les professionnels de la profession, comme disait Godard, lui reprochent vertueusement de mêler le reportage sérieux avec le commentaire sarcastique, un peu potache il est vrai. Son défunt Vrai Journal sur Canal Plus était le seul où l’on pouvait entendre des journalistes professionnels exprimer leur opinion personnelle, et l’on n’a pas oublié celui qui engendrait la panique parmi le monde politique, John-Paul Lepers – lequel fait cavalier seul aujourd’hui ;
- les gens de gauche, d’avoir eu un père haut fonctionnaire gaulliste, et un frère qui fut un esprit assez libre pour être à la fois le nègre de Charles Pasqua et l’auteur de journaux parodiques, ne respectant rien ni personne, ravageurs aussi bien pour la droite que pour la gauche ;
- les gens de droite, d’avoir de la sympathie pour José Bové, tout en faisant des films inspirés par Michael Moore ;
- les athées, d’être un catholique fervent ;
- les gauchistes purs et durs, d’avoir le sens des affaires ;
- l’extrême droite, de s’être assis sur les injonctions du CSA en refusant d’interviewer Le Pen et Mégret dans son Vrai Journal, en 2002, au mépris du sacro-saint (et hypocrite) principe de l’équilibre des temps de parole – si bien résumé autrefois par Godard déjà cité : cinq minutes pour les Juifs, cinq minutes pour Hitler ;
- les cinéphiles, d’avoir fait l’acteur dans l’un des pires films français, il y a dix ans (non, ce n’était pas chez Catherine Breillat) ;
- et les gens d’esprit, si nombreux chez nous, de faire des calembours douteux, du genre « Jurassic Porc » à propos du sympathique Le Pen (c’est Serge Moati qui le dit).
C’est dire si lourd est son dossier, peu probable et lointaine sa rédemption...
Viré de Canal Plus, chaîne où l’on estime à présent que courir après la rentabilité, c’est courir après la respectabilité, Karl Zéro a fondé une nouvelle société de production, La Société Secrète, qui produit des films de cinéma et sortira l’an prochain une satire, peut-être un peu tardive, contre George Bush. En attendant, c’est l’élection présidentielle française qui occupe l’ex-affreux Jojo de la télé. L’année dernière, il nous avait placés Dans la peau de Jacques Chirac, et quelques puristes ont peu apprécié que ce film remporte un César du meilleur documentaire... prix paradoxal, puisque en France, on ne fait PAS de documentaires !
Il faut avouer que l’on rit beaucoup à Ségo et Sarko vont en bateau..., titre inspiré de Jacques Rivette ; davantage peut-être qu’avec le précédent film de Karl et de son compère Michel Royer. C’est aussi plus sérieux sur le fond, car il ne s’agit plus de railler un président incapable, malhonnête, sans idées ni projets, qui va bientôt débarrasser le plancher – mais qui n’a jamais vraiment fait figure de salaud, contrairement à Mitterrand, ni de danger public : il s’agit plutôt de notre avenir, or les Français risquent de tomber de Charybde en Scylla.
Au fond, que dit ce film ? Il dit : voici ce que les candidats au poste suprême vous serinent à longueur de journée, et voici ce qu’ils pensent vraiment ; comparez. Et l’on découvre qu’ils ne pensent rien, n’ont jamais rien pensé, qu’ils comptent en fait sur les sondages pour savoir ce qu’ils doivent feindre de penser, afin de mieux nous rouler dans la farine. L’éternel « Je suis leur chef (ou veux le devenir), donc je les suis ». Au fond, il y a de quoi s’étonner : les candidats à la présidentielle, on les aura comparés à tout et à n’importe quoi – dernier rapprochement en date, Sarkozy et Joe Dalton –, mais il semble que nul n’ait songé à Tartuffe. Et pourtant !... Tout comme le triste héros de Molière, ils font assaut de mensonges et de serments hypocrites à seule fin de s’installer dans la place et de tout rafler à leur seul profit.
Bref, l’insincérité nous éclabousse, et ce n’est pas pour rien que la conclusion du film sera « Contentez-vous des... CON-TRE-FA-ÇONS ! » : c’est Sarkozy avouant qu’il est épuisé et qu’à longueur de journée, il ne voit que « des nuls » et « des cons » ; c’est madame Royal, au cours d’une revue que Mitterrand faisait de ses nouveaux ministres, lui soufflant à l’oreille « Est-ce que vous pouvez faire quelque chose pour moi ? ». Etc. Tout cela, au fond, est minable, et démontre que la France a enfin touché le fond – comme les États-Unis, à force de les prendre en exemple.
Mais enfin, répétons-le, toute cette comédie peut aussi prêter à rire, et l’on ne voit pas en quoi le film serait moins bon parce qu’il nous déride les zygomatiques. Après tout, les grands artistes de la satire n’ont jamais fait autre chose. On appréciera donc quelques scènes révélatrices, telle que celle-ci : au moment de commencer une interview, Sarkozy, farceur, fauche les notes dont Karl Zéro entendait se servir pour lui poser des questions, et Karl de s’écrier « Mais qu’est-ce qu’il est con, çui-là ! ». Bien que – ou parce que – se sachant filmé, le démagogue ne réagit pas et rit avec son interlocuteur. Message subliminal : si je me fâche et remets à sa place l’impertinent journaleux, c’est mauvais pour MON IMAGE, donc écrasons.
C’est d’ailleurs pourquoi le fameux tutoiement que le journaliste imposait (ou proposait) à ses invités a connu si peu de réactions négatives. Il y eut bien les deux ou trois qui refusèrent carrément, comme Charles Pasqua ou Édouard Balladur (sous-entendu, je ne vais pas me laisser taper sur le ventre par cet histrion, que diraient mes électeurs ?) ; mais surtout ceux qui n’osaient pas refuser, comme Lionel Jospin (déjà, je passe pour un cul serré, n’en rajoutons pas) ; ceux qui avalent en souriant la couleuvre médiatique, pensant plaire parce que leur conseiller en communication les en a persuadés (la quasi-totalité des ministres en exercice) ; ceux qui ruissellent de vulgarité donc ne voient pas la différence (Laurent Gbagbo, président de la République de Côte d’Ivoire) ; ceux qui, de toutes façons, tutoient tout le monde, comme Sarkozy (je suis un type sympa, en dépit de tout ce qu’on dit) ; et ceux qu’on n’aurait jamais l’idée de voussoyer, comme José Bové. Mais il paraît que c’est condamnable, que le procédé du tutoiement introduit une fâcheuse connivence entre journalistes et hommes politiques – et cette thèse bien-pensante et commode doit prodigieusement amuser Marie Drucker et Béatrice Schönberg, pour ne rien dire de Christine Ockrent et d’Anne Sinclair...
Il faudrait tout citer. Il faudrait surtout souligner la qualité du texte d’accompagnement, dû à la plume du co-réalisateur, et qui montre beaucoup d’esprit, ce qui confirme que Karl Zéro est bien le frère de son frère Basile de Koch, l’auteur des hilarants « Jalons ». Même le générique de fin offre l’occasion de se délecter : pour une fois, on évite le bêtisier de rigueur, et l’on pastiche plutôt Sacha Guitry – dont on n’a pas oublié les génériques parlés, qui rendaient hommage à chacun des acteurs et à chacun des techniciens ; ici, c’est... aux accessoires que l’on rend hommage, les meubles, le feu de cheminée, les cartes à jouer, les boissons (alcoolisées ou non), le costume et les lunettes de l’animateur, jusqu’aux cigarettes que celui-ci, provocateur jusqu’au bout, aura ostensiblement allumées entre deux séquences, histoire de faire un pied de nez au CSA qui l’avait naguère maltraité. Certes, ce film de circonstance est par nature jetable, on l’a d’ailleurs sorti en vidéo. Raison de plus pour se hâter de le voir.
Réalisateur : Barbet Schroeder
Interprètes : Jacques Vergès, Klaus Barbie (archives) , Hans-Joachim Klein, Magdalena Kopp, Siné
Musique : Jorge Arriagada
Durée : 2 heures et 15 mn
Sortie à Paris : mercredi 6 juin 2007
Né en 1941, Barbet Schroeder est un cinéaste sérieux quoique inégal, dont la carrière a été longue, et dont on retiendra surtout, en dehors du présent film, son Général Idi Amin Dada : autoportrait, documentaire de 1974 qui montrait comment la naïveté conjuguée avec la roublardise d’un officier, de rang modeste mais parvenu au pouvoir via un coup d’État, débouchait sur une sanglante dictature ; et La vierge des tueurs, magnifique adaptation d’un roman pamphlétaire et sarcastique sur Medellín et ses tueurs juvéniles, dont j’ai parlé ailleurs. Mais Schroeder est aussi producteur, des films d’Éric Rohmer notamment. Passons au film.
L’avocat, c’est Jacques Vergès ; la terreur, c’est celle que font ou qu’ont fait régner quelques-uns de ses clients : anti-colonialiste, islamiste, et même nazie, pêle-mêle, ce qui en dit long sur les convictions affichées de l’individu. Malicieusement, Schroeder nous demande dès le début de ne pas quitter la salle au moment du générique de fin, car c’est là qu’il donne la liste édifiante desdits clients, laquelle va du malfrat pilleur de son pays – un nom au hasard, Bongo – à l’assassin le plus sanglant, et le choix est large, entre Denis Sassou N’Guesso, dictateur du Congo, Blaise Compaoré, dictateur du Burkina-Faso et assassin présumé de son prédécesseur Thomas Sankara, et le défunt Étienne Gnassingbé Éyadéma, grand pote de « Papamadit », l’illustre Jean-Christophe Mitterrand, qui fut chronologiquement le premier Africain à flinguer de sa main le président de son pays en vue de prendre sa place – ce qui valait bien de devenir l’ami intime du fils d’un président n’ayant que les Droits de l’Homme à la bouche. Bref, le réalisateur, qui sait ce que parler veut dire, n’a pas intitulé son film « L’avocat des terroristes » ni même « L’avocat du terrorisme » ; c’est celui de la terreur – façon subtile de l’impliquer dans la responsabilité. Et même du chantage à la terreur, comme le montre cet extrait d’archives où Vergès menace allusivement le tribunal chargé de juger un de ses clients terroristes : en substance, et sans le dire de manière aussi abrupte, il insinue que si l’on condamne son client, ses camarades restés en liberté se chargeront des représailles !
Visiblement, Vergès, ivre de publicité, qui au surplus adore faire le clown (ce qui explique ses nombreux passages à la télévision dans les émissions de variétés), s’est prêté au jeu du documentaire, quoique se doutant bien que Schroeder n’entendait pas lui tresser des couronnes, et l’on a eu confirmation qu’il n’a demandé aucune coupure du film : il se sait maître de la dialectique, expert à faire passer des vessies pour des lanternes, et confirme qu’il est menteur comme un attaché de presse ; par exemple, lorsqu’il prétend n’avoir fréquenté le terroriste Carlos (Illitch Ramirez Sanchez de son vrai nom), aujourd’hui incarcéré en France, que durant les quelques mois où il fut son défenseur – les deux hommes se sont brouillés ensuite – et ne l’avoir jamais rencontré auparavant : sous-entendu, je ne suis qu’un avocat qui fait son travail, rien de plus, et, ne fréquentant pas mes clients, je ne saurais être associé à leurs actes. Hélas, Carlos fait entendre un autre son de cloche, puisqu’il témoigne avoir rencontré Vergès « au moins vingt-cinq fois à Damas », jusqu’en août 1991, l’avoir reçu dans sa famille, et précise que les enfants de ses voisins trouvaient rigolos les yeux bridés de l’avocat, que sa propre fille l’aimait beaucoup et l’appelait « oncle Jacques ». Et si Carlos a pris l’initiative de renvoyer son avocat, c’est parce que Vergès l’avait poussé à retirer sa plainte pour enlèvement contre le gouvernement français, boulette inexplicable.
Expert aussi à jouer du violon : d’une part, il fait surgir des témoignages affirmant qu’il est un grand sentimental ; mais ce grand sentimental, après avoir épousé une ancienne terroriste algérienne qu’il avait défendue, et lui avoir donné des enfants, l’a abandonnée avec sa progéniture parce qu’il commençait à s’ennuyer en Algérie ! On ne fait pas plus sentimental, en effet... D’autre part, il répète sans cesse qu’il a eu une jeunesse pénible parmi les exclus, puisque « né dans un pays colonisé » et « fils de colonisés », une Vietnamienne et un Réunionnais. Or, sur ce point, il table sur l’ignorance de ceux qui l’écoutent, et il ment ! Je me permets de rappeler que Vergès est né en Thaïlande, l’un des rares pays à n’avoir JAMAIS été colonisé (avec le Yemen, je crois), et que la Réunion n’est pas un pays colonisé : c’était une île déserte avant que les Français y débarquent !
Avec cela, méprisant comme il n’est pas permis, qualifiant d’abrutis et d’imbéciles terroristes les Français d’Algérie qui exigeaient la condamnation d’une poseuse de bombes, ou jetant avec une morgue toute aristocratique, à ceux qui raillaient ses origines asiatiques, « Vos ancêtres mangeaient des glands quand les miens construisaient des palais » (et inventaient aussi certains supplices raffinés, justement qualifiés de « chinois »... D’ailleurs, on voit mal en quoi construire des palais est incompatible avec le cynisme et la cruauté dont les dirigeants chinois ont fait et font encore preuve).
En réalité, le couplet biaisé sur le fait – incontestable – qu’un avocat ne doit pas être confondu avec son client, soutenu par la plaisanterie que Vergès affectionne (« Si j’aurais défendu Hitler ? J’aurais même défendu George Bush ! », blague qu’il a ressortie sur tous les plateaux de télé), masque une réalité dont on regrette que Barbet Schoeder ne l’ait pas étayée par au moins une citation, extraite du livre Un salaud lumineux écrit en collaboration entre Vergès et Jean-Louis Remilleux (ancien journaliste au « Figaro », et producteur des émissions de Stéphane Bern sur Canal Plus et France 2) : du boucher de Lyon, le chef nazi Klaus Barbie, jugé et condamné en France pour crime contre l’humanité, il confesse qu’il avait pour lui beaucoup d’affection et qu’il l’appelait « don Klaus » – allusion au fait que le nazi avait trouvé refuge dans un pays hispanophone, la Bolivie. Voilà pour la séparation idéologique entre avocat et criminels, vue par Vergès. On se prendra donc à rigoler lorsque l’avocat tente de nous faire gober qu’ancien gaulliste, il ne pouvait avoir aucune sympathie pour les nazis. Au reste, l’un de ses amis, aujourd’hui décédé, était le banquier suisse François Génoud, nazi d’origine, inscrit au parti nazi dès 1934, unique légataire des œuvres posthumes de Goebbels, et probable responsable des fonds secrets dissimulés en Suisse et dans des banques arabes par les nazis avant 1945 ! Une bagatelle, comme on voit.
Ce qui n’interdit pas le contentement de soi : à tout moment, la vanité de Vergès s’étale. Ainsi, lors du procès de Barbie où il était le seul défenseur, les nombreuses familles de victimes avaient chacune leur avocat, si bien que Vergès avait trente-neuf adversaires, outre le ministère public. Conclusion : chacun ne valait donc que le quarantième d’un Vergès, triomphe-t-il. Mais osera-t-on rappeler qu’il a perdu la plupart de ses procès ?
Je ne ferai à ce film que deux reproches mineurs : une musique parfois sirupeuse et surtout inutile, et une erreur non corrigée, lorsque l’ex-terroriste « repenti » Hans-Joachim Klein décrit une réunion de terroristes à Alger, en présence de Boumedienne « alors ministre des Affaires Étrangères ». C’est faux, Houari Boumedienne (un pseudonyme : son véritable nom, Mohammed Boukharouba, signifiait en arabe « le fils de l’âne », ce qui lui valait un monceau de quolibets de la part des Marocains, qui le haïssaient !) n’a jamais été ministre des Affaires Étrangères ; après avoir renversé son président Ben Bella en juillet 1965, il est passé de ministre de la Défense nationale à chef de l’État, et l’est resté jusqu’à sa mort en 1978. Le ministre indéboulonnable des Affaires Étrangères de l’Algérie, tant sous Ben Bella que sous Boumedienne, c’était Abdelaziz Bouteflika, redoutable affairiste, tourneur de veste émérite, aujourd’hui président de la République. Mais c’est peu de choses, et personne dans le public du film ne s’en aperçoit...
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Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1er janvier 1970.