Cette page regroupe les films sortis à Paris entre la création de cette page, en septembre 2000, et la fin de la même année : La vierge des tueurs, de Barbet Schroeder, Les rivières pourpres, de Mathieu Kassovitz, Gladiator, de Ridley Scott, Apparences, de Robert Zemeckis, Tigre et dragon, d’Ang Lee, Au nom d’Anna, d’Edward Norton, Dancer in the dark, de Lars von Trier, Chansons du deuxième étage, de Roy Andersson, Blair witch 2, de Joe Berlinger, Nationale 7, de Jean-Pierre Sinapi, Incassable, de M. Night Shyamalan, et La confusion des genres, d’Ilan Duran Cohen.
Titre original : La Virgen de los sicarios
Réalisateur : Barbet Schroeder
Interprétation : German Jaramillo, Anderson Ballesteros, Juan David Restrepo, Manuel Busquets
D’après un roman de : Fernando Vallejo
Sortie à Paris : mercredi 20 septembre 2000
Durée : 98 minutes
Le titre original est plus expressif que le titre français, car, tout comme le livre qui l’emploie constamment, il remet à l’honneur le mot sicaire, dont plus personne ne sait ce qu’il veut dire, et c’est dommage. Le sens en est bien plus riche que le terme banal de tueur.
Fernando Vallejo, personnage réel, écrivain colombien et quinquagénaire vivant à l’étranger, auteur du livre extrêmement cynique dont le film est tiré, revient au pays natal. À Medellín, capitale mondiale de la drogue dure, il tombe amoureux d’un garçon de seize ans, Alexis, prostitué à l’occasion, et tueur à gages à plein temps. Or cet amour, le croiriez-vous, est réciproque (ça n’arrive qu’au cinéma). Sans plus tarder, comme dirait Stéphane Bern, les tourtereaux s’installent ensemble dans un appartement presque vide, dans une tour. Alexis est un garçon très sensible, capable de s’émouvoir devant l’agonie d’un chien, mais c’est aussi un tueur instinctif, qui flingue n’importe qui, sans ciller, sous n’importe quel prétexte, et plus vite que son ombre : le temps du film, on le voit tuer huit personnes – dont quatre en légitime défense, tout de même –, mais on apprend qu’il en avait déjà flingué trois auparavant. Dans le livre, odyssée de l’extrême à laquelle jamais ne pensa Nicolas Hulot, il tue plus de cent personnes. Pas du tout choqué, à peine un peu ennuyé de le voir si impulsif, Fernando lui conseille de réfléchir et de compter jusqu’à dix avant de tirer... puis lui procure des balles, car le jeune homme est bientôt à court de munitions. Mais d’autres tueurs recherchent Alexis, qui se fait abattre. Après avoir beaucoup regretté son compagnon, Fernando se console avec un autre du même âge, encore plus beau, Wílmar, qui l’aime aussi. C’est toujours les mêmes qui ont tout. Pas de chance, le consolateur était l’assassin du premier, qui avait tué son frère. Fernando est prêt à s’en accommoder, renonce à toute vengeance, mais Wílmar se fait flinguer à son tour.
Bon, j’arrête mon charre. La manière dont je viens de vous raconter l’histoire, non seulement laisse à penser qu’elle est sordide, mais encore la tourne en ridicule, et vous en concluez que je n’aime pas. Et pourtant, c’est l’un de mes films préférés pour cette année, je suis même allé le revoir et n’en suis pas encore las. Cette œuvre sur la violence gratuite et sur la mort est à la fois drôle, sublime de beauté, d’une insondable profondeur de sentiments et dépourvue de sensiblerie. Faites-moi confiance, c’est inoubliable, car ce type de cocktail ne se présente guère plus d’une fois par décennie.
Prenons-nous alors la tête à deux mains, et réfléchissons : qu’est-ce qui compte le plus dans un film ? L’histoire, c’est-à-dire les événements ? Ou le récit, c’est-à-dire la manière de raconter l’histoire ? Se poser la question, c’est y répondre : une bonne histoire mal racontée, ça donne un film raté ; à l’opposé, une histoire invraisemblable mais bien racontée, c’est une fable. Ici, ni l’un ni l’autre, histoire et récit sont à la même hauteur, un vrai bonheur. En effet, même si l’on est en apparence à la limite de l’improbable en ce qui concerne le cynisme, d’ailleurs atténué par rapport à ce qu’il était dans le livre, du narrateur et personnage principal (quoique, je le sens, je ne vais pas tarder à devenir tel si les distributeurs nous sortent trop de films aussi nuls que ceux analysés plus loin), la maîtrise est totale et donne lieu à l’une des meilleures œuvres de l’année.
Oui, je sais, j’ai placé deux fois le mot « œuvre » dans le même paragraphe, mais si j’enfonce le clou, c’est voulu : La vierge des tueurs n’est pas un « produit ». Lorsqu’on fabrique un produit cinématographique (ou télévisuel, ou littéraire, peu importe), on ménage la chèvre et le chou... pardon, le client. Tous les clients. On ne peut se permettre, par exemple, de montrer un personnage qui se moque sans vergogne du pape (« il dit des conneries à droite et à gauche et baise le sol »), du Président de la République de Colombie (« un pédé »), des hôtesses d’Air-France (« des mal baisées ») ou d’une gloire internationale comme le prétendu libérateur de quatre pays d’Amérique latine, Simon Bolivar (« un trouillard ») ; un personnage, narrateur de surcroît, qui, sans doute afin de compenser le tragique toujours présent, fait montre d’un humour noir sans frein, comme de vitupérer l’absence de civisme de ses compatriotes... parce qu’ils jettent des cadavres à un endroit où c’est interdit ! Au fait, il a oublié de flinguer « mère » Teresa, c’est bien dommage.
Barbet Schroeder, l’auteur du film, est un artiste complètement à part, depuis toujours attiré par l’extrême, et qui ne se donne pas l’alibi de moraliser, comme ce bateleur d’Oliver Stone. La Vierge des tueurs ne dit jamais que c’est mal de tuer, ça tombe sous le sens, c’est comme chez Maxwell, pas besoin d’en rajouter : on fait un constat, pas un sermon.
Autre chose, cet amour on ne peut plus sincère entre un homme et un garçon de trente-cinq ans plus jeune n’apparaît jamais incongru, et scandaleux pas davantage, mais montré par le réalisateur et vu par le spectateur comme aussi normal que celui qui unirait Roméo et Juliette – romanesque en moins. Et tant mieux si les mœurs et les idées, au moins chez nous, évoluent enfin, après un interminable tunnel d’obscurantisme commencé sous Pétain et poursuivi sous De Gaulle, qui était pourtant large d’esprit sur ce plan, mais se souciait peu de son époque. Que le spectateur se fasse lui-même son opinion, s’il le désire, mais je signale tout de même qu’un sondage effectué pour « Le Vrai Journal » de Karl Zéro a révélé, le vendredi 13 octobre 2000, donc trois semaines après la sortie du film, que 86 % des jeunes Français de 18 à 24 ans voteraient pour un candidat à la présidence de la République même s’il était homosexuel. La chère Christine Boutin a dû entrer en clinique pour dépression. Reste à savoir si les sondés, mis au pied du mur, persisteraient dans leurs bonnes intentions...
Bon, depuis la cabine technique, on me fait signe qu’il est temps de rendre l’antenne et que je déborde. Laissons donc aux critiques de profession le soin de préciser en quoi La vierge des tueurs se démarque de l’ensemble des pellicules vues en cet an 2000 qui ne nous gâte pas, et dont, pour être franc, je ne retiendrai guère que celle-ci et Ressources humaines, de Laurent Cantet. Juste une remarque en passant : ces deux films, qui ont sur les autres l’avantage de ne pas se cantonner au spectacle, sont français pour le second, franco-colombien pour le premier. Et l’on nous raconte que les États-Unis font le meilleur cinéma du monde !...
Réalisateur : Mathieu Kassovitz
Interprétation : Jean Reno, Vincent Cassel, Jean-Pierre Cassel, Didier Flamant, Nadia Farès, Dominique Sanda
Erreurs du film : http://www.erreursdefilms.com/pol/erreurs.php?idf=RIVP
et http://www.dvdbloopers.net/fiches/default.asp?id=78
Sortie à Paris : 27 septembre 2000
Il est rare qu’on commence une critique en écrivant « Ce film est idiot », mais là, faites excuse, pas moyen de faire autrement. Figurez-vous qu’on découvre dans les Alpes plusieurs cadavres de jeunes hommes, torturés et mutilés : on les a longuement tailladés au cutter, on leur a coupé les mains, arraché les yeux, et cela de leur vivant ; donc, pour qu’ils souffrent au maximum avant de trépasser. Qui est le meurtrier sadique ? Deux flics enquêtent. Deux, pour suivre les règles de la fiction ciné-télé, sinon tout serait trop simple, et on se priverait du principal moteur du récit.
Après les fausses pistes d’usage dans les histoires policières, il s’avère que la coupable est une jeune femme, et même une jumelle : il y a la gentille et la méchante, comme on ne voit plus ça au cinoche depuis un demi-siècle. Et pourquoi elle est si méchante, la méchante ? Parce que des néo-nazis, désireux d’améliorer la prétendue « race » humaine (les races n’existent pas en ce qui concerne notre magnifique espèce, ainsi que beaucoup persistent à l’ignorer), l’ont échangée à la maternité contre un autre bébé, comme dans La vie est un long fleuve tranquille, où pourtant ne se glissait pas l’ombre du moindre nazi – un oubli, sans doute. Il y a même une fac néo-nazie dans les Alpes, on en apprend tous les jours, que fait le ministre de l’Éducation Nationale ? Ladite fac a pour devise Mens sano in corpore sano, slogan cher aux sportifs mais qui débouche inévitablement sur l’eugénisme, tiens donc, dans l’esprit des auteurs de ce prodigieux scénario, Mathieu Kassovitz lui-même, et l’auteur du bouquin, un nommé Jean-Christophe Grangé, très à la mode en ce moment. Ben oui, un esprit sain plus un corps sain égalent l’ambition du docteur Frankenstein de fabriquer un être parfait, faut tout vous expliquer, bande de nazes.
Jean Reno est presque aussi monolithique que dans toutes ses autres pelloches. Presque, puisqu’on le voit sourire une fois – une erreur, probable. Pour rendre son personnage un peu plus nuancé donc intéressant, on nous montre l’ex-Nettoyeur incapable d’allumer sa cigarette et chiant dans son froc devant un chien. Quoi d’autre ? Ah oui, les portes, il ne sait les ouvrir qu’à coups de pataugas. Que celui qui peut me citer un seul bon film tourné par Jean Reno m’écrive d’urgence, car je meurs d’impatience. Au fait, le samedi 2 décembre 2000, la quatrième édition des Grands Prix du cinéma européen, présidée par Wim Wenders, a décerné un prix spécial à Jean Reno pour l’ensemble de sa carrière : voilà un millénaire qui se termine bien, et on ignorait que Wim Wenders, cinéaste allemand qui accumule les films sinistres, possédait tant d’humour. Bref, après avoir vu ça, c’est comme après avoir vu Naples, on peut mourir.
Pour faire bon poids, la musique est envahissante et la bande son fracassante, la moindre ouverture d’une porte, surtout quand c’est par Jean Reno, s’accompagnant d’un vacarme tonitruant. Apportez vos boules Quies. Mais je vous rappelle qu’il y a des manières plus agréables de se rendre sourd.
Vincent Cassel, de son côté, se montre parfait dans la castagne. Flic, il se fait attaquer par un groupe de skinheads (ben oui, ils pullulent, dans les Alpes). Eh bien, que croyez-vous ? Il pose son flingue, les corrige tous à mains nues, puis s’en va sans même les coffrer. C’est courant dans la police, non ? J’adore ce souci du réalisme. Attention, je ne suis pas en train de médire de Vincent Cassel. Dans la vie, c’est un garçon sympathique, ouvert, intelligent, réfléchi et cultivé. Mais aucun des rôles qu’il a interprétés au cinéma ne reflète cette personnalité. S’il continue dans cette voie, il finira par s’enfermer dans ce personnage de brute épaisse qui est son exact contraire, et ce sera grand dommage.
Quant à Mathieu Kassovitz, ce n’est pas un mauvais réalisateur, sans doute, mais il lorgne si ouvertement du côté des bonnes vieilles recettes étatsuniennes qu’il va finir par se ramasser là-bas un Oscar du meilleur film étranger, ce qui suffira pour scier sa carrière : les réalisateurs français qui croient au « Go West young man » s’enfoncent le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate, et même Jean Renoir s’y est cassé la gueule. Outre cela, d’une part, nul n’a songé à lui dire qu’un bon livre ne fait pas forcément un bon film, vu qu’au cinéma, mieux vaut marcher sur des œufs ; d’autre part, un bon réalisateur est rarement un bon scénariste, et vice-versa. Ajoutons que l’auteur d’un roman n’est pas non plus le mieux placé pour réussir l’adaptation au cinéma de son livre, car la vision est totalement différente. Kassovitz n’avait pourtant pas mal commencé avec Métisse. Plus tard, La haine commençait à flirter grave avec le style « rap et banlieue » mâtiné de révolte à grand spectacle pour J.T. de 20 heures. Avec Assassin(s), on dérapait dans le sadisme gratuit et complaisant, et Michel Serrault s’y couvrait de gloire. Ici, bien qu’on soit en montagne, on touche le fond. Eh, Mathieu, arrête, ou bien va falloir envoyer Jacques Mayol pour te récupérer !
Un petit post-scriptum ? Ainsi que je m’y attendais, la critique ci-dessus m’a valu quelques protestations, sur le thème « comment peut-on dire du mal d’un aussi bon film, tel qu’on n’en a pas vu depuis que l’Homme a marché sur la Lune » – ou quasiment. Et certains de comparer Les rivières pourpres à Seven ! Eh bien, non seulement je persiste et signe, comme écrivent les journaleux qui clichetonnent à tout va, histoire de suivre les règles qu’on leur a enseigné dans les écoles de journalisme, mais j’en rajoute une louche.
Premièrement, ce film est conçu par deux scénaristes incompétents, Kassovitz et Grangé. Aucun des deux ne s’est aperçu que, partant d’un roman facile à comprendre, ils avaient torché une histoire incompréhensible : je défie quiconque de piger quoi que ce soit à l’explication finale, d’ailleurs bâclée. Dans un polar, ça ne pardonne pas. En outre, le scénario pêche à la base, puisqu’il oppose artificiellement deux policiers dont les recherches devraient faire des alliés, au lieu d’opposer logiquement les policiers à l’assassin. Un assassin, et ça c’est le bouquet ! qu’à la fin on découvre incarné par un personnage qui n’est apparu à aucun moment de l’histoire, le genre de bourde qu’aucun écrivain même débutant ne commettrait ; un peu comme si, au dénouement d’un roman d’Agatha Christie, on découvrait que le meurtrier était le maître d’hôtel, qui n’avait pointé son nez que le temps de dire « Madame est servie ».
Deuxièmement, ce film est réalisé par un cinéaste qui veut en mettre plein la vue, outre les oreilles. D’où, non seulement la bande son tonitruante déjà signalée, une caméra qui s’agite constamment et sans nécessité. On appelle cela faire les pieds au mur. Tarabiscoter la forme, signe d’impuissance à intéresser autrement, c’est-à-dire sur le fond.
Troisièmement, ce film n’est pas seulement idiot, il est bête. La différence entre bêtise et connerie, selon l’excellent Jean-Louis Bory dont on vient justement de rééditer les critiques, c’est que la bêtise est plus active et donc pernicieuse et crasse. Un centriste est con, un lepéniste est bête. Ici, Mathieu Kassovitz, qui, de son propre aveu, n’a réalisé ce film de commande qu’afin de décrocher son passeport pour Hollywood et ses gros budgets (il l’a dit dans « Le Journal du Dimanche »), joue à fond les manettes la carte du spectacle et d’un humour au second degré complètement déplacé, pour enjoliver un sujet auquel on ne devrait toucher qu’avec des pincettes : l’eugénisme. Signalons en passant, bien que ça n’ait rien à voir avec le cinéma, que les maires successifs de Paris, tant Tiberi aujourd’hui qu’hier Chirac, refusent obstinément de débaptiser la rue Alexis-Carrel, du nom de ce chirurgien et biologiste qui fut un grand partisan de cette intéressante théorie : ses recommandations « purificatrices » précédèrent le passage à l’acte des nazis dans le pays voisin ; il prêta la main, d’ailleurs, à l’extermination des Juifs et des Tziganes, et à la persécution des homosexuels, ainsi qu’à l’élimination, par « non-alimentation », que c’est bien dit ! des malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques. Félicitations et merci, donc, aux joyeux duettistes Chirac-Tiberi.
Pour en revenir à Kassovitz, en usant de cet humour vaseux qui n’a rien à faire là-dedans, il ôte tout sérieux à son propos, et commet la même boulette que Spielberg avec sa fameuse scène de douches dans La liste de Schindler, séquence de suspense bidon annonçant faussement un passage dans la chambre à gaz qui n’avait finalement pas lieu, et qui lui a rapporté, pauvre tonton Steven, une volée de bois vert bien méritée. Bref, pour mettre les points sur les « i », on n’a pas le droit de faire du spectacle avec un problème moral d’une telle gravité. Ou alors, à quand une comédie musicale sur le génocide rwandais, un ballet sur les massacres de la Sierra Leone, une sitcom sur les camps de concentration, une opérette sur les goulags staliniens ?
Et ça y est, après les kassovitzophiles, je viens de me mettre à dos les spielbergolâtres.
Réalisateur : Ridley Scott
Interprétation : Russell Crowe, Joaquin Phoenix, Oliver Reed, Richard Harris, Derek Jacobi
Durée : 2 heures 35 mn
Sortie à Paris : 14 juin 2000
Erreurs du film : http://www.erreursdefilms.com/peplum/erreurs.php?idf=GLAD
Spoiler : http://members.tripod.com/~mspoil/g.html
Alors là, mes p’tits agneaux, je vais vous supplier de m’expliquer pourquoi cette pellicule a tant de succès ! Le premier qui réussit à me faire comprendre gagne un quintal de navets, tout frais livrés des Halles de Rungis. Si j’en crois la presse, enthousiaste malgré quelques couacs, ce film marquerait « le renouveau du péplum ». De toute évidence, les plumitifs qui ont pondu cette ânerie et qui se sont tous donné le mot pour la répéter de quotidiens en hebdomadaires ne savent pas ce que c’est qu’un péplum. Bon, allons-y, faisons œuvre pédagogique.
Je m’adresse aux sous-doués qui ont parlé de péplum, et je leur dis : le péplum, bande d’incultes et de mal-comprenants, c’était le triomphe du kitsch. On y reluquait des nanas carrossées Bugatti, toute poitrine en avant, et maquillées comme des bagnoles tirées dans un parking des Champs-Élysées pour être revendues à la mafia russe. On y admirait des athlètes au torse glabre mais peu portés sur la rhétorique, qui te vous soulevaient un char romain sans même faire ouf, ou démolissaient une cohorte entière de centurions en trois baffes bien appliquées. On y haletait aux bagarres qui ponctuaient le récit au même rythme que les pubs ponctuent la retransmission des matches de foot sur Télé-Poubelle, et dans lesquelles jamais ne jaillissait une goutte de sang. Les dialogues étaient pompier, et tout ce joli monde évoluait dans des décors hautement improbables, comme dirait Pascale Clark, et violemment peinturlurés, qui à la fin s’écroulaient sur des armées de figurants, pour cause de séisme, d’incendie, d’éruption volcanique, ou parce que le héros avait, à deux mains (si vous le voulez bien), ébranlé les colonnes du temple, qui s’avachissait faute de soutien – voir Samson et Dalila –, comme un château de cartes sur une table de jeu du Titanic. On allait voir un péplum pour manger des cacahuètes et déconner avec les copains, et on sortait contents, dans l’attente impatiente de celui qui passerait la semaine suivante, probablement l’histoire d’un centurion romain qui finirait par se convertir au christianisme pour l’HHHHamour d’une belle chrétienne, comme d’habitude. La chose arrivait même si fréquemment, accommodée à la sauce Hollywood and Cinecittà associated, que le spectateur avait parfois l’impression d’avoir vécu personnellement les événements, pourtant peu courants, reconnaissez-le. Oh ! j’ai bien croisé quelques belles chrétiennes, de temps à autre, mais guère de centurion romain, j’avoue.
Ici, rien de tout ça. Pas de décors en plâtre (je signale aux nuls, aux amateurs de clichés journalistiques et aux gens mal renseignés que les décors de cinéma ne sont jamais « en carton-pâte », comme on le lit un peu partout sous la plume de certains critiques ignares et dédaigneux : le carton-pâte, ça coûte la peau des fesses, et c’est difficile à façonner), pas de vedette féminine siliconée, pas d’athlètes culturistes, mais une photo grisâtre et sombre, des séquences de guerre montées à la tronçonneuse et où l’on ne voit rien puisque aucun plan ne dure plus d’un quart de seconde, des scènes de sadisme comme s’il en pleuvait, des héros pleurnichards comme le Bruce Willis dans la sixième saison de Friends, et une pincée de psychanalyse de Monoprix pour plaire au public yankee, lequel ne sait pas que Freud, cet escroc, a encore quelques siècles devant lui avant d’apporter la peste aux États-Unis (c’est lui qui l’a dit lors de son arrivée à New York, je ne fais que le citer !). Les scènes de foule sont faites à grands coups de trucages numériques, et de manière si sommaire et répétitive que ça se voit comme le mensonge se lit, suintant, sur le visage d’un homme politique. La musique est envahissante, les personnages d’un sinistre qui dépasse la moyenne permise, et la vérité historique sérieusement malmenée – mais ça, c’est banal. Signalons pourtant, comme ça, en passant, par acquit de conscience, que Marc-Aurèle n’était pas un si bon empereur qu’on le prétend, qu’il a fait massacrer davantage de chrétiens que ce pauvre Néron tant calomnié, et que ce taré de Commode n’avait rien d’un Hamlet transalpin : son passe-temps favori, à cet intello, était d’égorger des oies, non de sangloter sur le fait que son cher papa ne l’aimait pas et lui préférait un général barbu – épisode complètement inventé.
Je termine sur une interrogation personnelle : Commode est joué par Joaquin Phoenix. Mais comment mon cher River Phoenix, qui était d’une beauté radieuse, a-t-il fait pour avoir un frère aussi laid ?
Titre original : What lies beneath
Réalisateur : Robert Zemeckis
Interprétation : Harrison Ford, Michelle Pfeiffer
Durée : 2 heures 9 minutes
Sortie à Paris : mercredi 13 septembre 2000
Spoiler : http://members.tripod.com/~mspoil/w.html
Erreurs du film : http://www.dvdbloopers.net/fiches/default.asp?id=56
On dirait du Dario Argento, et de la pire époque. Ou encore, une resucée de Cape fear (« Les nerfs à vif »), un navet de 1991 en forme de remake, signé Martin Scorsese, d’après un assez bon film de 1962 avec Gregory Peck. Scorsese, Zemeckis, qu’est-ce qu’ils ont tous, ces réalisateurs cotés au box office et qui fabriquent de la bouse ? Je dis « de la bouse », parce qu’on m’a signalé que j’étais lu par monsieur Édouard Balladur (mes respects, monsieur le Premier ministre !) et madame Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, or je ne voudrais surtout pas les choquer en écrivant « de la merde ».
Ici, nous assistons, résignés, aux frayeurs de cette pauvre Michelle Pfeiffer, qui avait davantage de cran lorsqu’elle incarnait Catwoman dans l’excellent Batman returns. C’est simple, sous le futile prétexte qu’elle habite une maison hantée (bien que ça ne se passe pas dans le cinquième arrondissement de Paris, endroit réputé pour ses électeurs fantômes), elle ne cesse de sursauter : un chat entre dans la pièce, elle sursaute ; on ouvre une porte, elle sursaute ; le vent se lève et agite les feuilles des arbres, elle sursaute. Pour un peu, elle sursauterait en ajoutant un sucre dans sa tasse de café. Y a de ces gens aux nerfs sensibles, c’est fou. Comme le spectateur, ce nullard, n’est pas dans les mêmes dispositions d’esprit, on l’aide un peu en lui balançant de grands coups de cymbales dans les tympans chaque fois qu’il serait tenté d’oublier d’avoir peur, ou de se marrer insolemment face au ridicule d’une réalisation qu’on aurait déjà taxée de ringardise au temps de Georges Méliès (1861-1938).
Oui, je sais, l’un de mes amis, qui lit par-dessus mon épaule, me souffle que ce film est puissamment original, PUISQUE, pour la première fois, Harrison Ford joue un méchant. Bon, et alors, ça ne vous est jamais arrivé, d’avoir un arriéré d’impôts à payer ? Vous l’avez vu, Harrison Ford, dans cette pub où il transporte un bonzaï dans une bagnole de luxe afin d’aller le mettre à l’abri de la pollution quelque part à la campagne ? Même qu’à la fin, il fait une tendre caresse au végétal, histoire de l’encourager à reverdir. Faire ça ou assassiner sa femme dans un film d’horreur signé Zemeckis, on ne voit pas la différence. Vous verrez, bientôt, il fera les animations dans un supermarché...
Titre original : Wu hu zang long (Crouching tiger, hidden dragon)
Réalisateur : Ang Lee
Interprètes : Chow Yun Fat, Michelle Yeoh, Zhang Ziyi, Chang Chen
Durée : 1 heure 59 minutes
Sortie à Paris : mercredi 4 octobre 2000
Erreur du film : http://www.erreursdefilms.com/avent/erreurs.php?idf=TIGD
Spoiler : http://www.themoviespoiler.com/Spoilers/crouchingtiger.html
Le réalisateur Ang Lee s’est brillamment signalé en 1993 avec The wedding banquet, en français Le garçon d’honneur, histoire d’un jeune et sympathique Chinois installé à New York, où il vivait heureux en compagnie de son ami états-unien, et que ses parents, ignorant ses préférences et demeurés à Taiwan, cherchaient à marier. Il s’agissait d’une comédie, donc tout finissait bien : le garçon, comme on s’en doute, et après quelques tergiversations, sortait enfin du placard, à quoi j’incite tous les gays un peu coincés qui sont tombés sur cette page – et ne venez pas me chanter qu’il ne s’en est pointé aucun. Le coming out, ça ne fait pas mal, eh ! les p’tits gars, et peut même être assez marrant. Je conseille de faire cela pendant un repas de communion, ou mieux, durant un banquet de mariage, pour rester dans l’atmosphère du film précité. Imaginez, votre papa s’étouffant dans son champagne, votre chère maman se précipitant en larmes vers la salle de bains, votre grand-mère un peu sourde et qui demande à la cantonade « Mais qu’est-ce qu’il a dit ? Mais qu’est-ce qu’il a dit ? », et votre cousin Guitou s’écriant, d’une voix triomphale et pastichant l’ami Chandler dans Friends : « I KNEW IT ! I KNEW IT ! »
Ah ! Mais on me souffle dans mon oreillette que je serais en train de m’écarter du sujet. Bien, j’y reviens, après avoir tout de même rappelé que les parents du jeune Chinois apprenaient la vérité cruelle et ne faisaient pas trop d’histoires, bien que le père fût un ancien général (il est vrai que les militaires adorent les ambiances masculines), que la fille pressentie comme épouse trouvait son bonheur ailleurs, et que les deux garçons retournaient à leurs amours. Sympa. C’était le deuxième film d’Ang Lee, et il semble bien qu’il n’ait pas fait mieux depuis.
Avec Tigre et dragon, c’est beaucoup moins réjouissant, on a un film dans la tradition chinoise : conte pseudo-philosophique situé dans un passé indéterminé, amour contrarié mais sexuellement orthodoxe, et arts martiaux. Il semble que pour un artiste asiatique, ce genre de cocktail soit quasiment un parcours obligé. Ici, passées les premières minutes d’exposition pas vraiment palpitantes, on découvre la principale originalité de cette œuvre, à savoir que le héros invincible est une héroïne – et que tous les personnages sont capables de voler ! Les multiples bagarres qui ponctuent l’histoire ont donc lieu... en l’air. Beaucoup, il fallait s’y attendre, ont trouvé ça « stupéfiant de beauté ». Certes, c’est assez joli et amusant au début, puis on s’en lasse. Et j’avoue m’être copieusement fait suer au bout d’une demi-heure. La demi-douzaine de films qu’en son temps tourna feu Bruce Lee, eux du moins, n’avaient aucune prétention à l’Art ; dans le cas présent, on en est loin, et cette pellicule semble avoir été fabriquée spécialement pour décrocher un prix de la mise en scène dans les festivals internationaux. Du reste, la plupart des critiques en ont bavé d’admiration. Comme cela me barbe copieusement d’en parler, je vais donc céder à mon travers et discourir d’autre chose. Comment ça, je l’ai déjà fait deux paragraphes plus haut ?...
Le cinéma mondial est mort, Hollywood a tout broyé. Quasiment plus de cinéma italien, espagnol, allemand, africain, scandinave, brésilien. En Asie, le cinéma indien, le plus productif de la planète, a définitivement renoncé à produire quoi que ce soit d’intéressant après la mort de Satyajit Ray, et ce n’est pas le baratin opportuniste sur « Bollywood » qui va contribuer à le ressusciter. Le cinéma philippin n’a pas survécu non plus au décès accidentel de Lino Brocka en 1991. Il n’y a jamais eu de cinéma indonésien, thaïlandais, vietnamien. Au Cambodge, seuls ont été produits les films que le roi (ou prince, selon les époques) Norodom Sihanouk tournait autrefois sur des scénarios dont il était l’auteur, et dans lesquels étaient forcés de jouer les membres de sa famille et les dignitaires de la Cour (si si ! Ce n’est pas une blague). Restent la Chine et le Japon. Comme Yasujiro Ozu est mort depuis 1963, laissons de côté le Japon et ses éternels films de samouraï, auxquels ont succédés aujourd’hui les films de yakuzas : je suis allergique, et Kurosawa lui-même me faisait bâiller, sur la fin de sa carrière. La Chine ? Oui, mais laquelle ? Il y a deux Chine, la continentale, sympathique dictature communiste, et l’autre, Taiwan. Et là, pardon, entre les deux, il y a plus que le Détroit de Formose !
Le cinéma taiwanais est sans doute celui qui est le plus doté de vitalité actuellement. En Asie, c’est le seul qui ne se vautre pas dans le conte moral, le récit des légendes du passé, l’éternel rêve d’une grande nation déchue – bref, le radotage. Le cinéma de Taipeh s’intéresse exclusivement à notre temps, aux véritables problèmes de cette fin du vingtième siècle, à la jeunesse, aux gens qui travaillent, à la société urbaine. Si vous ne connaissez pas, je vous conseille non seulement Le protégé de madame Qing, film récent, mais surtout la totalité des œuvres de Tsai Ming-liang, un artiste doté d’une très forte personnalité et qui se signale par un style aisément reconnaissable : La rivière, The hole, et surtout Vive l’amour, celui que je préfère. C’est fort, vif, prenant et ça parle du présent, puisque The hole se passe très précisément le 31 décembre 1999 ! Passionnant. Je vous préviens, ce n’est pas très gai : pour les navrantes poilades, allez plutôt voir Eddie Murphy ou Christian Clavier...
Titre original : Keeping the faith
Réalisateur : Edward Norton
Interprétation : Ben Stiller, Edward Norton, Jenna Elfman, Anne Bancroft, Eli Wallach, Milos Forman
Durée : 2 heures et 9 minutes
Sortie à Paris : mercredi 11 octobre 2000
Spoiler : http://members.tripod.com/~mspoil/k.html
Je ne songeais pas à voir le premier film d’Edward Norton, finalement visionné par hasard, et c’eût été dommage. Cet acteur a joué dans American history X, un navet sur l’extrême droite aux États-Unis, dans Larry Flint, du navrant et très surfait Milos Forman, dans Tout le monde dit « I love you », du grand Woody Allen, et dans Fight club, un grand succès pas trop usurpé. Il passe donc à la réalisation avec cette excellente comédie, qui n’a que le défaut d’être un peu longuette, car, on le sait, une comédie ne doit pas dépasser les quatre-vingt-dix minutes ; cette loi, par un mystère inexplicable, ne connaissant pas d’exception. Ladite comédie, qui ne lésine pas sur la satire sans toutefois trop malmener les milieux religieux qu’elle décrit, hélas, met en scène un sympathique trio : Jake est juif, Brian est irlandais donc catholique, et Anna, leur amie d’enfance, n’a aucune religion apparente. Anna est évidemment ravissante, puisque le film est hollywoodien ; chez nous, pour incarner les héroïnes de cet âge, on a Romane Bohringer, Charlotte Gainsbourg ou Sandrine Kiberlain. Je ris. Connaissez-vous la déclaration de Roman Polanski, faite dans « Courrier international » le 7 mai 1997 ? Non ? Alors je cite : « C’est une mode d’être laid en France, et la plupart des acteurs sont franchement moches. Les Français aiment le réalisme ; ils pensent que si les comédiens sont trop beaux, le film ne ressemble pas à la réalité, il a l’air d’un film ».
Anna, donc, se passe de religion, mais les deux garçons, répondant à leur vocation religieuse, sont devenus prêtres. Cependant, leur situation est bien différente, car Brian, catholique, est condamné au célibat, alors que tout le monde cherche à marier le jeune rabbin Jake, à commencer par sa mère, bien entendu. Amis lecteurs qui hésitez sur le choix d’une religion, suivez mon regard !
Vous avez compris que les deux gars vont tomber amoureux de leur amie d’enfance, retrouvée après des années d’absence, et devenir rivaux ; donc l’intérêt de l’histoire n’est pas là, puisque c’est archi-prévisible. L’intérêt est dans le regard porté sur la situation, regard marqué par le parti-pris de montrer que tout ça n’est pas un drame, et qu’on trouve avec le Ciel des accommodements, comme l’affirmait si judicieusement Tartuffe. L’épilogue montre la fille épousant celui qu’elle pouvait épouser. Elle l’aime, rassurez-vous. Mais on devine que l’autre, qui a compris enfin la philosophie de l’existence, ne tardera pas trop à trouver un arrangement avec son boulot de « sauveur d’âmes », comme ils s’intitulent – arrangement que lui suggère avec finesse un collègue plus ancien, faux-cul mais qui connaît la musique (il est joué par Milos Forman). C’est la grâce qu’on souhaite à tous les hommes qui se sont bêtement voués à ce job !
Réalisateur : Lars von Trier
Interprétation : Björk, Catherine Deneuve, Jean-Marc Barr, Joel Grey
Durée : 2 heures 19 mn
Sortie à Paris : 18 octobre 2000
Jadis, Henri Jeanson, qui rédigeait entre autres, et avec quel talent ! les scénarios et dialogues de films comme Hôtel du Nord, Fanfan la Tulipe, Pot-Bouille, Entrée des artistes ou Les bonnes causes, ne craignait pas de mélanger les genres en écrivant, pour le défunt journal « L’Aurore », des critiques de cinéma définitives. Or, il se vantait volontiers de toujours composer son papier AVANT d’avoir vu le film dont il rendait compte, afin de n’avoir pas d’idées préconçues, disait-il. Je place très haut cette attitude, qui constitue pour moi le comble de la sagesse et un exemple de déontologie à méditer. En conséquence, je ne crains pas de calquer sur la sienne ma conception de la critique en général : vous pensez bien, avec une telle référence, je vais me gêner !
De sorte que je compte vous parler ici d’un film réalisé par le Danois Lars von Trier, qui a remporté la Palme d’Or au Festival de Cannes 2000, et que je n’ai pas vu. Pour tout dire, je n’ai pas la moindre intention de le voir. Donc, depuis Jeanson, cette innovation qu’en toute modestie je réintroduis dans la critique est une sorte de redécouverte, comme on dit dans la pub, qui « redécouvre » beaucoup de choses – notamment l’art d’enfoncer les portes ouvertes, prétendent certains, visiblement mal élevés. Certes, des gens qui parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, on en trouve à foison ; et des critiques qui bidonnent, ça ne date pas d’hier. Mais, en général, les chroniqueurs qui se livrent à ce petit jeu se gardent bien de le crier sur les toits, crainte sans doute de se voir remonter les bretelles par leur rédacteur en chef. Or, de ce côté, je ne risque pas grand-chose. Et les mauvaises langues ajoutent même que la présente page n’ayant aucun lecteur, ça n’aurait de toute façon aucune espèce d’importance. Oh ! il y a bien chez les plumitifs quelques rares exceptions, dues au snobisme ; par exemple, Philippe Collin, critique dans « Elle », se vantait volontiers, début 1998, d’être parti durant la projection de Titanic, au moment où, racontait-il, « la moquette commençait d’être trempée ». Mais enfin, nul ne l’avait cru. Pour ma part, et comme on se dit tout, je vous confesse m’être un peu entraîné à ce sport du bidonnage au micro de France Inter, notamment à propos d’un film de Luc Besson sur une héroïne vénérée du Front National, qu’évidemment je n’avais pas vu ; hélas, je me suis fait jeter par Jérôme Garcin, et mon intervention a été coupée.
Mais avant d’entrer enfin dans le vif du sujet et de vous dire tout le mal que je n’ai pas eu l’occasion de penser du film de monsieur Trier (il a complètement inventé le « von »), laissez-moi toutefois vous glisser deux mots sur le Festival de Cannes qui l’a honoré de sa Palme d’Or. Il est notoire que cette manifestation a maintes fois raté l’occasion de couronner de grands artistes et des œuvres majeures, pour attribuer sa suprême récompense à de solides navets. Alfred Hitchcock, par exemple, qui fut pourtant, selon Orson Welles, le plus grand réalisateur de l’histoire du cinéma, s’est dérangé à six reprises pour présenter son dernier film à Cannes, et n’y a jamais récolté le moindre prix ! Pas plus qu’il n’a reçu d’Oscar à Hollywood, soit dit en passant. En contrepartie, le Suédois Bille August s’est vu décerner la Palme d’Or à deux reprises et à quatre ans d’intervalle, pour des œuvrettes dont personne n’a retenu le titre. De même pour le sinistre Yougoslave Emir Kusturica, primé deux fois à dix ans d’intervalle. Et furent couronnées sur la Croisette des bluettes aussi incontestables que Deux sous d’espérance, Jigoku-mon, Friendly persuasion, Letiat jouravly, Orfeu negro, O pagador de promessas, Un homme et une femme, L’épouvantail ou Chronique des années de braise, qui à coup sûr hantent encore toutes les mémoires.
Pour en revenir au sujet qui nous préoccupe, quoique bien peu à vrai dire, il y a selon moi deux raisons majeures de couper à la projection de Dancer in the dark. La première est morale, la seconde est technique. Vous préférez commencer par quoi ? La morale ? OK, allons-y gaiement.
Lars von Trier, qui n’en est pas à son coup d’essai, est un cinéaste lourdingue, subtil comme un raconteur d’histoires belges, fabricant de films aussi appétissants qu’un plat de nouilles froides, donneur de leçons, et qui se prend volontiers pour un rénovateur du cinéma. Deux ou trois ans auparavant, il s’était avisé d’instaurer une nouvelle (prétendait-il) manière de filmer, sans éclairage, sans maquillage, la caméra portée à l’épaule. Pourquoi pas sans acteurs et sans pellicule, on se le demande. Il avait appelé cette méthode « le Dogme », un nom des plus judicieux, puisque rien n’était plus dogmatique : tout cela était le fruit de sa propre fantaisie, tout comme ces fameux dogmes de l’infaillibilité pontificale et de l’Immaculée Conception qu’avait imposés de sa propre autorité le pape Pie IX dont je parlais dans ma critique sur Morceaux choisis. J’adore les faiseurs de règles, comme certains m’ont fait l’honneur de le remarquer. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, le nouveau Dogme, qui était un défi au sens commun, ne donna rien de bon, mis à part Festen, film danois de Thomas Vinterberg, qui devait tout, du reste, à son scénario, et rien à la méthode nouvelle – aujourd’hui tombée aux oubliettes, ou quasiment. Auparavant, cette brillante tête de Lars avait fabriqué le terrifiant Breaking the waves, film aussi laid que misérabiliste, qui vous donnait envie, sortant de la salle de cinéma, de chercher un bus, non pas pour rentrer chez vous, mais pour vous jeter dessous. Vous avez compris que l’homme n’est pas un rigolo, et qu’on ne lui confiera pas de sitôt la réalisation d’un épisode de Friends, mais la presse nous a pourtant appris, le 30 octobre 2000, qu’il mourait d’envie de réaliser un film porno ! Bien que je ne crois pas en Vous, mon Dieu, je Vous adresse l’ardente prière suivante : faites qu’il ne mette pas ce projet à exécution, qu’il n’aille pas nous gâcher AUSSI cette branche essentielle du cinéma ! Il vient en effet de saccager l’un des genres les plus précieux qui soit, la comédie musicale, laquelle exige de ses réalisateurs un tout autre esprit. Je vous expose ça un paragraphe plus loin, car je n’en ai pas fini avec la morale.
L’autre objection d’ordre moral porte sur le mélo. J’ai le droit, vous avez le droit, tout le monde a le droit de pleurer au cinéma, et merde pour les ricaneurs – une autre espèce que j’adore. De bons cinéastes ont réalisé d’excellents mélodrames : Luigi Comencini a tourné L’incompris, Spielberg a fait chialer la Terre entière avec E.T., et Lana Turner, qui n’avait pourtant rien d’une faible femme puisqu’elle joua Milady dans Les trois mousquetaires, fut poignante dans Madame X, de David Lowell Rich. Pour ne rien dire des films de George Cukor et de Douglas Sirk, LE spécialiste du genre. Mais ces gens-là possédaient la méthode, le doigté, un brin de subtilité ; lorsqu’ils accumulaient sur leurs héroïnes, et plus rarement leurs héros, les péripéties calamiteuses, ils ne faisaient pas mine de vous ordonner « Tu vas pleurer, dis, salaud, tu vas enfin pleurer ? » avec la délicatesse de Philippe Noiret fracassant la tête d’un soldat allemand sur le bord d’un lavabo dans Le vieux fusil. Or, d’après ce que tous les journaux nous ont rapporté, Lars von Trier n’a pas ces scrupules, et malgré les recommandations habituelles faites à la presse de « ne pas raconter le film », nul ne peut ignorer que la chanteuse Björk joue le rôle d’une pauvre ouvrière immigrée qui devient aveugle et travaille comme une damnée pour payer les soins qui empêcheront son enfant de perdre à son tour la vue, mais qu’elle tombe entre les pattes d’un aigrefin qui va la ruiner mais qu’elle occit, de sorte qu’elle finira devant un tribunal, etc. Excusez mon insensibilité, mais là, devant tant de primesaut, je me marre, car j’ai mauvais fond. Aussi, passons vite à l’objection d’ordre technique.
Le moins qu’un réalisateur puisse faire lorsqu’il filme une comédie musicale, c’est de vous laisser le plaisir de regarder les danseurs – le corps des danseurs, pas uniquement leurs visages. C’est pourquoi les grandes comédies musicales respectent toutes cette règle : les numéros de danse sont filmés en plan large, la caméra placée à une distance suffisante pour cadrer les personnages et le décor ; en outre, les plans doivent durer suffisamment longtemps pour que la danse soit appréciée en continuité. L’hérésie consisterait à changer d’angle de prise de vue toutes les secondes et à filmer le tout en gros plan : ce qu’avait d’ailleurs fait ce nullard de Milos Forman lorsqu’il a porté Hair à l’écran. Hair, à la scène, était un spectacle euphorique, soutenu par une troupe jeune et nombreuse (au moins vingt-cinq chanteurs et danseurs), avec une musique de très grande qualité ; mais le film qu’il en avait tiré n’était plus que misérable. Eh bien, Dancer in the dark procède un peu du même principe : la presse nous a révélé que les séquences à grand spectacle avait été tournées avec cent caméras fixes fonctionnant en même temps ! Pourquoi cent caméras, si ce n’est pour multiplier les plans et nous infliger un montage haché, un peu comme celui de Gladiator ? Par conséquent, parler de comédie musicale quand on en fabrique l’antithèse, c’est se foutre du monde.
Est-ce à dire que la Scandinavie ne peut rien donner au cinéma ? Pas tout à fait, puisque la semaine suivante sortait l’excellent Chansons du deuxième étage, du Suédois et roi de la pub Roy Andersson, œuvre minutieusement pensée, très soignée, hyper-corrosive mais qui, bien entendu, n’a récolté aucun succès public. Tout en plans fixes élaborés avec un extrême soin de la composition, ce film abonde en séquences qui sont une suite anthologique du foutage de gueule intelligent. On y remarque notamment une manif dont les participants se flagellent pour obtenir une vie plus agréable, la remise d’une médaille à un général gâteux qui demande qu’on fasse ses amitiés à Göring, un conseil d’aministration pris de panique parce que « l’immeuble d’en face bouge », et un irascible créateur d’une petite entreprise vendeuse de crucifix, qui va jeter tout son stock à la décharge publique, en pestant parce qu’il n’a « pas pu faire de pognon avec ce raté crucifié ». On rigole dans sa barbe, croyez-moi. L’impertinence, mes amis, il n’y a que ça de vrai : payez-vous en une tranche, vous ne pourrez plus vous en passer.
Titre original : Book of shadows, Blair witch 2
Réalisateur : Joe Berlinger
Interprétation : Kim Director, Jeffrey Donovan, Tristen Skyler, Stephen Turner
Scénario : Daniel Myrick, Eduardo Sanchez II
Durée : 1 heure 30 mn
Sortie à Paris : mercredi 8 novembre 2000
Il aura fallu attendre la deuxième moitié du vingtième siècle pour que les sociétés d’Europe occidentale, peu à peu, s’affranchissent de cette plaie : les bondieuseries qui gangrènent toujours le Tiers Monde et les États-Unis. Chez nous, et ce n’est pas trop tôt, même le plus naïf des sectateurs de la Sainteté vaticane (vous savez bien, les candides fantassins des J.M.J.) ne croit plus, par exemple, que s’envoyer en l’air hors mariage lui vaudra un séjour de longue durée tous frais payés chez Satan – ou Belzébuth, ou Lucifer, ou Méphistophélès, ou tout autre nom dont vous voudrez l’affubler, de toute façon seuls le pape et les excités d’extrême droite font encore semblant de croire à son existence. Bref, on s’achemine vers l’incroyance généralisée. Dieu merci, ajouterai-je à l’intention des vicelards qui ne me lisent que pour débusquer dans ma prose des vannes anti-papistes (et je vous rassure, mes p’tits loups, la veine n’est pas épuisée, vous en aurez d’autres... si vous n’êtes pas trop sages).
Pourquoi faut-il, alors, que des millions de gogos se croient obligés de se chercher de nouvelles idoles, comme si les anciennes n’avaient pas fait la preuve de leur malfaisance ? Vous avez deviné que je vise la mode gonflante des « cultes » : romans-cultes, chansons-cultes, films-cultes, etc. Personnellement, tous les cultes me filent de l’urticaire, et ceux consacrés au cinéma pas moins que les autres. Or, dans ce domaine, tous les excès semblent autorisés, et l’on a même vu cette insignifiante bluette, Le père Noël est une ordure, accéder au rang de film-culte. Faut le faire... Mieux, si l’on peut dire, certaines pellicules sont déclarées « culte » avant même leur sortie en salle ! Si le commerce et la pub n’y sont pour rien, je veux bien être sacré archevêque de Canterbury.
Certes, il y a culte et culte, et laissez-moi repousser cette objection que m’avait faite mon ex-ami Alan Smithee – que le Belzébuth ci-dessus nommé l’emporte –, lequel insinuait gentiment que, sans doute, j’avais dû chialer le jour de la mort de Freddie Mercury et celui de la mort de River Phoenix. En premier lieu, j’objecte à cette objection que je ne me suis pas rendu en pèlerinage sur leur tombe, vu que j’ignore où on les a mis en terre et que je m’en fous royalement ; que je ne collectionne pas leurs reliques ; et que, si je conserve le souvenir ému de ces artistes, revois leurs films ou vidéos, écoute leurs enregistrements, ça n’a rien de ces débordements pathologiques qui constituent le prologue de Blair witch 2, dont je vous parle dans un instant – patience... Vous allez me dire aussi que je suis fan de Friends. D’accord, mais ce goût pour une série concoctée par des professionnels de talent ne m’a pas empêché de garder un poil de lucidité, de révéler à mes amis le peu de sympathie que m’inspire le personnage de Rachel, cette ex-parasite sociale – eh oui –, et de semer quelque peu la panique un certain dimanche soir, au micro du pub Firkin, en lançant à la cantonnade, devant une centaine de fans, que la première erreur de Phoebe, c’était d’être née ! Si on appelle ça un culte, je veux bien faire un gourou du premier qui se présente, on créera ensemble un Mandarom-II.
Cela posé, revenons à nos moutons de Panurge. Comme j’ai déjà eu l’occasion de vous narrer tout le bien que je pensais de Blair witch project, je me contenterai ici d’une petite mise à jour. Ce numéro 2 (il y a un numéro 3 en préparation, on l’aurait parié sans trop de risques) reprend les ingrédients du numéro 1, en beaucoup plus friqué, mais il est précédé d’un prologue en forme de faux reportage effectué dans le patelin où les événements sont censés avoir eu lieu ; et là, dans le genre hystérie collective, c’est gratiné : par centaines, chaque jour, il semble que les gogos se répandent dans Burkittesville en quête de souvenirs et de confidences « exclusives » des natifs du coin. L’un des sommets du reportage (simulé, rappelons-le à ceux qui croient à la réalité de tout ce qu’ils voient sur un écran) est l’interview de cette brave femme qui avoue qu’elle a beaucoup hésité avant de « se résigner » à vendre dix dollars pièce les cailloux de son jardin, mais les touristes s’étaient fait si pressants, n’est-ce-pas !...
Le faux reportage est relativement rare au cinéma, mais on nous en inflige un de temps à autre. Vers la fin des années soixante, ce fut Mondo cane. Vers le début des années quatre-vingt, il y eut bien pis avec l’horrifiant Cannibal holocaust, sans doute le film le plus répugnant, dans ses images et dans son propos raciste, de toute l’histoire du cinéma (et sa publicité était du même tonneau). Deux productions italiennes, soit dit en passant. C’est ici une tentative identique, à ce détail près qu’on semble parti vers une série, le succès aidant. En effet, même intrigue et même ambiance que dans le numéro 1. Avec, en supplément, une avalanche d’images gore et de plans hallucinatoires à défaut d’être hallucinants, et le procédé malhonnête consistant à truffer de caméras vidéo tous les lieux de l’action, caméras qui enregistrent, miracle de la technique, des événements ne s’étant pas produits, un peu comme l’interview de Fidel Castro par PPD. Postulat qui permet de faire tout et n’importe quoi, on s’en doute, et c’est bien commode...
Comme on se lasse de la charlatanerie, le résultat n’est ni drôle ni terrifiant, mais au contraire parfaitement soporifique. Si vous souffrez d’insomnies...
Je vous signale tout de même l’existence d’une parodie, intitulée The Tony Blair witch project, de Mike A. Martinez. Le film ne sortira jamais chez nous, et n’est même pas projeté aux États-Unis, car il a été tourné clandestinement et sans autorisation dans une propriété privée – précision que je tiens du réalisateur lui-même, un joyeux drille de Las Vegas âgé de 20 ans (il a fait son premier court métrage à 17 ans et son premier long à 19). Le plus marrant est dans le titre, mais avouez que c’était tentant... Si vous tenez absolument à le voir, vous pouvez le commander en cassette vidéo pour 18 dollars à Daniel Wallin (danielw18@hotmail.com).
Réalisateur : Jean-Pierre Sinapi
Interprètes : Nadia Kaci, Olivier Gourmet, Lionel Abelanski, Chantal Neuwirth, Gérald Thomassin, Saïd Taghmaoui, Nadine Marcovici, François Sinapi et des figurants handicapés
Scénario : Jean-Pierre Sinapi
Durée : 90 minutes
Sortie : sur Arte, puis en salle le 6 décembre 2000
Pute, quel beau métier ! Et utile, avec ça ! Davantage en tout cas que celui de publicitaire, même si cette profession recèle quelques points communs avec la prostitution. Mais je ne suis pas certain que, si le commerce de la chair, comme on dit, est le « plus vieux métier du monde », celui de la pub existera toujours d’ici à deux ou trois millénaires. On verra bien... En tout cas, l’honorable turbin de ces dames n’a pas exigé qu’elles suivissent de « hautes études » ni qu’elles fréquentassent de « grandes écoles » de commerce, vous savez, ces fabriques de grosses têtes dont Philippe Bouvard ne voudrait pas, sans âme ni cœur ni esprit, et dont la fréquentation ne peut que provoquer d’irrépressibles nausées chez tout individu normal et bien né.
Handicapé, quelle foutue existence ! Non seulement vous êtes réduit à un état que vous ne souhaiteriez pas à votre pire ennemi (quoique...), mais encore vous devez supporter le regard apitoyé des autres – quand ils consentent à vous regarder, mais le plus souvent c’est l’absence de regard. Transparent, vous devenez. L’Homme Invisible, c’est vous. C’est dire qu’on ne s’envoie pas en l’air tous les jours, quand on est cloué dans un fauteuil roulant.
Comment faire se rencontrer un handicapé qui en a marre de se débrouiller tout seul face à ses cassettes de films pornos, et la professionnelle qui saura l’éponger sans jouer l’apitoiement, votre mission, si vous l’acceptez, chère Julie qui êtes éducatrice dans un centre pour handicapés, ne sera pas de la tarte. D’autant moins que le bénéficiaire de la transaction envisagée, le dénommé René, myopathe qui n’en a plus pour longtemps avant de définitivement tourner au légume, possède un véritable caractère de cochon ; érotomane, mal embouché, très intelligent bien qu’il admire Karl Marx, il est même parfaitement odieux avec ses compagnons d’infortune et avec le personnel du centre, et chacun, au début du film, ne rêve que de le boxer, faute de pouvoir lui botter les fesses. Le spectateur y compris. Un handicapé méchant, c’est pas au Téléthon qu’on verrait ça. Mais il finira par piger, le spectateur, que si René pourrit la vie de son entourage en étalant son agressivité, c’est faute de pouvoir vider ses ballasts. Or, poser le problème, c’est commencer à le résoudre.
Le problème que pose la vidange de René, pour tout dire, n’est pas simple. Il faut, premièrement, dénicher l’endroit propice à la consommation. Sur place, dans ce lieu éducatif, impossible, scandale ! Restent les caravanes à putes en stationnement sur les aires de repos de la toute proche Nationale 7 – si si ! on appelle ça des aires de « repos ». Ensuite, on devra trouver, en ce haut lieu du tapinage artistique, une caravane dont la porte est assez large pour laisser passer un fauteuil roulant. Enfin, il faut que la locataire accepte ce client un peu particulier. Sans compter ce problème juridique et pas annexe le moins du monde, auquel on n’avait pas songé : mettre en rapport un client avec une prostituée, cela s’appelle en Droit français du proxénétisme, passible dans ce cas d’une forte amende et de deux ans de cabane ! Eh oui... L’aimable et généreuse Julie, qui n’a pu obtenir d’aucun des médecins consultés, tous trop soucieux de leur carrière pour ne point se défiler en souplesse, le certificat de complaisance qui dégagerait sa responsabilité, prend néanmoins le risque et mène le projet à bien, à la satisfaction des parties concernées (oui, je sais, ce type de blague n’évoque guère la dentelle, mais le film non plus).
Dans ce récit librement adapté d’événements réels, qui évite tous les écueils, voyeurisme, misérabilisme, condescendance, apitoiement, répulsion, un seul épisode appelle une réserve : la fête finale, un peu trop optimiste, m’a semblé plutôt invraisemblable. Mais bon, c’est aussi une fable, rien de tout cela ne peut arriver dans la réalité. Quoi, je me contredis ?
En tout cas, je dois vous ôter d’un doute : ce sujet scabreux, comme on dit dans les journaux mieux écrits que le présent texte, est traité à la rigolade ; vous pouvez donc voir le film sans encourir les effets de la sinistrose. Ni le regard désapprobateur de votre concierge, puisque le réalisateur a coupé les plans de porno qu’il avait tournés, plans superflus et que la presse seule a pu voir. La satire, imparable, est délicatement ciselée à coups de tronçonneuse, et tout le monde en prend pour son grade : l’administration, en la personne du directeur du centre, du style Ponce Pilate ; l’aumônier qui, dans un autre épisode de l’histoire, consent à baptiser Rabah, un musulman désireux de se convertir au catholicisme et de prendre le prénom de Johnny, mais renâcle quand le catéchumène veut élire la pute en guise de marraine ; le psy, propre sur lui mais plutôt salaud sur les bords, et qui n’hésite pas à dire au jeune Rabah, joué par l’excellent Saïd Taghmaoui : « Écoute, Rabah, tu es musulman, invalide, homosexuel, catholique et fan de Johnny, tu ne crois pas que c’est un peu trop pour espérer t’en sortir ? ». Mais il s’obstine, ce petit con d’infirme ! On le comprend, du reste. Certes, jeanphilippesmetophobe à l’instar de mon copain Didier Porte, je suis au-dessus du soupçon d’être fan de Johnny, mais pour le reste, je me mets à sa place...
Titre original : Unbreakable
Réalisateur : M. Night Shyamalan
Interprètes : Bruce Willis, Samuel L. Jackson
Durée : 1 heure 46 minutes
Sortie : mercredi 27 décembre 2000
Erreur du film : http://www.erreursdefilms.com/pol/erreurs.php?idf=INCA
et http://www.dvdbloopers.net/fiches/default.asp?id=107
Spoiler : http://www.themoviespoiler.com/Spoilers/unbreakable.html
Ce film puise son inspiration dans la bande dessinée ; très exactement, dans les comics nord-américains, tels Batman, Superman, Spiderman, et autres héros en man. À propos, rappelons la question existentielle de Pierre Légaré : « Si Superman est si intelligent, pourquoi met-il son slip par-dessus son pantalon ? ». Mais je m’égare moi aussi. Donc, dans ce type de BD, il s’agit invariablement de la lutte éternelle du Bien contre le Mal, représentés par des héros archétypés, stéréotypés. Ce genre a ses fanatiques, et le prologue du film nous fournit quelques chiffres sur le sujet.
Shyamalan, qui s’était rendu célèbre par Le sixième sens, est à la fois auteur, producteur et réalisateur, et ses goûts le portent de toute évidence vers le fantastique et le surnaturel. En outre, un thème semble le préoccuper tout particulièrement, celui de la prétendue perception exceptionnelle des enfants – un mythe gnangnan qui a la peau dure. Avec le film précédent, c’était « les morts sont parmi nous (surtout dans les bureaux de vote en Corse et ceux du cinquième arrondissement de Paris !) et seul un enfant les voit » ; ici, c’est « Mr Glass incarne le Mal, et seuls en ont conscience les enfants qui l’ont surnommé ainsi ».
Je l’avoue, Le sixième sens m’avait laissé froid. Impossible de marcher, la ficelle était trop grosse : dans les cinq premières minutes, Bruce Willis, psy pour enfants, prenait une balle dans le ventre, petit accident dont on ne se remet jamais ; c’est mortel dans quasiment tous les cas. Or, dans la scène suivante, après un titre « Six mois plus tard » qui excluait toute éventualité de flashback, on le voyait frais comme une rose. Conclusion, le beau Bruce jouait un mort, ce qui convenait parfaitement, d’ailleurs, à son prodigieux talent. Vu que tout le suspense du film reposait sur cette astuce, il ne restait guère qu’une certaine atmosphère étouffante pour soutenir l’intérêt de cette bande ultra-commerciale. Quant au point de savoir pourquoi ledit psy – décédé mais censé ignorer sa propre mort, et que nul ne pouvait voir sauf le gosse – ne se demandait jamais pour quelle raison personne d’autre, pas même sa femme, ne lui parlait ni ne semblait percevoir sa présence, la question ne sera pas posée. J’ajoute que l’enfant était interprété par une tête à claques galopant après son Oscar, et qui en décrochera certainement un avant l’âge du permis de conduire. Ce sera bien fait pour lui.
Ici, un certain Elijah, alias Mr Glass, l’incarnation du Mal, que joue Samuel L. Jackson, est depuis sa naissance de santé fragile ; plus précisément, ses os se brisent comme du verre, d’où son surnom, et il a connu cinquante-quatre fractures au moment où l’intrigue se noue ! Il recherche son contraire exact, l’incarnation du Bien, David, interprété encore par Bruce Willis : un ancien joueur de football américain, qui n’a jamais été ni blessé ni malade, n’a jamais connu la moindre fracture – et c’est vrai que Bruce Willis ne casse rien. Pour le trouver alors qu’il ne sait rien de lui, Mr Glass commet rien de moins que des attentats très meurtriers, provoquant une série d’accidents terrifiants, déraillements de trains et autres catastrophes (le Concorde en plongée sur un hôtel près de Roissy, c’était peut-être lui ?), afin de dénicher dans un éventuel survivant un homme capable de résister à tout. Commode et simple, comme méthode, non ? Bref, il le trouve, et devient son ami ; puis le film s’arrête quand David a tout compris et prend un air horrifié. Pas de fin.
Je ne vais pas prétendre que le scénariste est sans imagination, ni que le réalisateur est dépourvu de savoir-faire ou d’inventivité, mais tout de même, il y a beaucoup à redire. D’abord, l’histoire se traîne, et la plupart des scènes sont trop longues, voire superflues, ce qui confère à l’ensemble un côté lourdingue et tape-à-l’œil très vite pénible. Quand vous aurez vu la séquence des haltères ou celle du tueur dans le stade, vous comprendrez : ce que le spectateur mettrait quarante secondes à saisir, on prend cinq minutes pour le lui montrer. Pas étonnant, dans ces conditions, si cette histoire qu’on peut résumer en deux phrases est racontée en une heure trois quarts.
Prenons deux exemples : David, intrigué par le court message écrit que lui a envoyé Elijah, cherche à savoir quand lui-même a été malade pour la dernière fois ; et pour cela, il interroge, non seulement sa femme, mais aussi le secrétariat de l’entreprise qui l’emploie. Serait-il amnésique, à défaut d’être fragile ? Lorsqu’un quidam est pourvu d’une santé de fer au point de n’avoir JAMAIS été malade, s’en va-t-il interroger une administration pour vérifier un détail pareil ? Cela ne tient pas debout, et cette scène est faite pour accrocher le spectateur à peu de frais, mais, dans la réalité, elle est aussi sotte qu’inutile.
Autre exemple : la deuxième scène du film montre Bruce Willis dans un train. Le siège voisin du sien est vide, mais une fille va y prendre place, que Bruce tentera inévitablement de draguer (avant de prendre un rateau). Devant lui, deux sièges, avec un interstice entre les deux, où est placée la caméra. Ce champ de vision étroit fait qu’on ne peut cadrer qu’un personnage à la fois. On voit donc Bruce, puis la fille arrive, et la caméra fait un petit déplacement sur le côté pour la montrer (on ne voit plus Bruce). Le spectateur constate que la fille est jolie et porte un tatouage sur le flanc. On revient sur Bruce dans le même plan, il regarde la fille et se montre intéressé. On revient sur la fille et sur son tatouage, puis elle s’assied. On revient sur Bruce qui ôte discrètement son alliance. À ce stade, tout le monde a compris. Mais non, la scène continue, et, durant trois bonnes minutes supplémentaires, la caméra va faire le va-et-vient entre Bruce et la fille, toujours en ne montrant qu’un seul personnage à la fois. Bilan : une idée de mise en scène que le réalisateur a estimé géniale devient un procédé ; ce qui n’était que visible devient voyant ; et le tout sombre dans la lourdeur à force d’insistance.
La suite du film évite rarement le ridicule : avec davantage de sens critique, par exemple, Shyamalan n’aurait jamais inséré la scène grotesque du gosse qui menace de tirer au revolver sur son père (les sous-titres disent « pistolet ». Mais quand donc feront-ils la différence ?) à seule fin de lui prouver son invulnérabilité – puisque les enfants comprennent tout avant tout le monde, n’est-ce pas ? Enfin, le moindre épisode est relaté de manière extrêmement tortueuse, et la compréhension du récit n’y gagne rien. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Bref, tout cela est ingénieusement fabriqué, mais fort mince quant au contenu, et le soufflé retombe vite. Tiens ! Pour une fois, un film qui n’est pas indigeste.
Réalisateur : Ilan Duran Cohen
Interprètes : Pascal Greggory, Cyrille Thouvenin, Bulle Ogier, Alain Bashung, Nathalie Richard, Julie Gayet, Vincent Martinez, Nelly Borgeaud, Valérie Stroh
Durée : 1 heure 34 minutes
Sortie à Paris : mercredi 27 décembre 2000
Voilà une heureuse surprise : un film original et spirituel, dans le traitement du scénario plutôt que dans son thème de base, alors que c’est souvent l’inverse dans le cinéma français. Pascal Greggory, honorable comédien qui, comme un excellent vin, se bonifie en prenant de l’âge, incarne Alain, un avocat quadragénaire un peu ringard, voué aux affaires minables, aux ordres d’une associée majoritaire qui l’épouserait volontiers si elle conservait la moindre illusion sur l’individu et son sens des relations humaines. Il est en effet d’une rare indécision. Bel homme, il plaît autant aux femmes qu’aux hommes, en attire dans son lit un nombre respectable, mais il ne parvient pas à se décider. Incapable de rompre, il conserve tout le monde : son associée, ses anciennes petites amies, le jeune frère de l’une d’elles, Christophe, très amoureux (le beau Cyrille Thouvenin), un de ses clients condamné à la prison perpétuelle pour un double crime, la petite amie de celui-ci. Son dernier acte dans le film sera de draguer l’infirmier homo chargé de la toilette du bébé qu’il vient d’avoir avec sa nouvelle femme légitime, enfin épousée après maintes hésitations, infirmier dont on devine qu’il va s’intégrer sans mal à l’étrange tribu.
Comme je l’ai déjà écrit à propos de La vierge des tueurs, dans un film, l’histoire ne se confond pas avec le récit qui en est fait. C’est exactement le cas ici : le meilleur n’est pas dans la situation, qui a été traitée fréquemment ailleurs, mais dans l’interprétation, par un dur du cinéma français, de ce mollasson qui, parvenu devant madame le maire, n’est même pas capable de prononcer le « oui » décisif qui fera de lui, enfin, un homme marié. Il est aussi dans les dialogues, co-écrits par le réalisateur, d’une qualité éblouissante, et qui font de cette histoire pas drôle une comédie étincelante digne de Marivaux. Je vous la recommande sans réserves, quand bien même vous ne percheriez pas dans le Marais. Vous voyez bien, mes amis, que je peux n’être pas cruel.
Sites associés : Yves-André Samère a son bloc-notes films racontés
Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1er janvier 1970.