Kinopoivre, les films critiqués par Jean-Pierre Marquet

Premier semestre 2004

Quatre films venus des États-Unis : l’un réalisé par un Mexicain, 21 grammes, l’autre par un Allemand, Troie, et le remake de Massacre à la tronçonneuse, mais si ! Plus La passion du Christ. Les meilleurs : un film israélien, Le voyage de James à Jérusalem, et un film belge, La mémoire du tueur. Enfin, un film espagnol assez discutable, La mauvaise éducation, et un film français, Ma mère.

21 grammes

Titre original : 21 grams

Réalisateur : Alejandro González Iñárritu

Scénario : Guillermo Arriaga et Alejandro González Iñárritu

Interprètes : Sean Penn (Paul Rivers), Naomi Watts (Cristina Peck), Benicio Del Toro (Jack Jordan), Charlotte Gainsbourg (Mary Rivers), Melissa Leo (Marianne Jordan)

Durée : 2 heures et 5 minutes

Sortie à Paris : mercredi 21 janvier 2004

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D’un point de vue théorique – les cuistres disent « conceptuel » –, la construction d’une histoire peut être envisagée de deux manières différentes : soit l’auteur, deus ex machina, construit des événements au gré de son inspiration, et alors tout peut arriver, par exemple la mort d’un personnage dont on ne sait plus que faire et dont on se débarrasse sommairement ; soit les péripéties ne se succèdent qu’en fonction des réactions des personnages, selon une logique qui doit tout aux caractères et rien à l’arbitraire. On peut préférer cette seconde façon de procéder, mais cette remarque n’est pas un jugement de valeur. Ainsi, les pièces de Molière et surtout celles de Sartre relèvent évidemment de cette méthode, alors que celles de Feydeau, souvent construites sur le principe de mettre nez à nez des personnages qui ne devraient pas se rencontrer, relèvent de la première. Bien entendu, la frontière n’est pas rigoureusement tracée. Molière, par exemple, ne s’est pas gêné pour inventer des événements invraisemblables en vue de terminer ses pièces. Souvenez-vous du dénouement de Tartuffe, où tout se résoud parce que le roi, informé de l’existence du margoulin, dépêche sa police afin de le coffrer ! C’était d’une invraisemblance à hurler. L’avare et Les fourberies de Scapin se terminent aussi par ce genre de pirouette. Mais ce sont les conventions du théâtre populaire.

21 grammes, œuvre de ce metteur en scène qui a réalisé le célèbre Amours chiennes, est une histoire assez complexe, mais où rien ne survient par l’effet de ce fameux hasard : Paul, mourant, est sauvé par la greffe d’un cœur. Le donneur involontaire est mort dans un accident de la route, provoqué par un voyou, Jack Jordan, drogué, obsédé par Jésus. Paul, qui se croit rétabli, cherche à connaître la famille du donneur. Il retrouve la veuve, Christina, en tombe amoureux et délaisse Mary, sa propre femme. Lorsqu’elle apprend tout, la veuve exige qu’il tue Jack, le chauffard. Paul le retrouve, mais renonce au moment de l’abattre : il n’a plus le courage de s’engager, car il vient d’apprendre que la greffe a échoué, qu’un rejet de son cœur tout neuf est imminent. Mais les deux hommes s’affrontent à nouveau en présence de Christina, tous deux sont blessés, et l’histoire s’achève sur quatre vies brisées.

Ainsi racontée, cette histoire semble simple. On y traite de vérité, de mensonge, de désirs insatisfaits, de vies ratées, de peur, de mort, de la plupart des thèmes abordés par les grands drames au théâtre et au cinéma. Un film ambitieux, donc, et visiblement hors système. Pessimiste, ne caressant pas le spectateur dans le sens du poil, ne flattant ni son goût pour les stars bien maquillées, ni son désir de voir de la belle image (comme dans Amours chiennes, on croirait un tournage en Super-8, antique procédé du cinéma d’amateur, tant la photo est laide). Je ne ferai qu’une réserve sur le traitement, qui met à mal cette simplicité visée plus haut : le film cède à la tentation très branchée de raconter l’histoire dans le désordre, avec ce but évident de ne dévoiler les détails du récit qu’au moment où ils revêtent leur caractère le plus dramatique – manière de dire que le réalisateur fait de la rétention d’information jusqu’au moment où ça l’arrange. Fort bien, c’est son droit, mais ce parti pris n’améliore pas la compréhension du récit.

Et puis, tout ce qui gravite autour du désir de maternité ressenti par le personnage de Charlotte Gainsbourg, l’épouse de Paul, et notamment les considérations sur l’insémination artificielle, m’a semblé superflu, rallongeant le film sans grande nécessité. Avec vingt minutes de moins, ce serait parfait.

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Massacre à la tronçonneuse (2003)

Titre original : The Texas chainsaw massacre

Réalisateur : Marcus Nispel

Scénario : Kim Henkel et Tobe Hooper (scénario de 1974), Scott Kosar (scénario de 2003)

Interprètes : Jessica Biel (Erin), Jonathan Tucker (Morgan), Erica Leerhsen (Pepper), Mike Vogel (Andy), Eric Balfour (Kemper), Andrew Bryniarski (Thomas Hewitt, dit « Leatherface »), R. Lee Ermey (le shériff Hoyt), David Dorfman (Jedidiah, l’enfant), Lauren German (la jeune fille errante qui se suicide), Terrence Evans (le vieux Monty), Marietta Marich (Luda May), Heather Kafka (Henrietta), Kathy Lamkin (la femme qui sert le thé dans la caravane), Brad Leland (Big Rig Bob), Mamie Meek (l’employée), John Larroquette (la voix du narrateur), Scott Martin Gershin (Leatherface – absent du générique), Harry Jay Knowles (la victime « sur un plateau d’argent » – absent du générique)

Durée : 1 heure et 38 minutes

Sortie à Paris : mercredi 21 janvier 2004

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Manifestement, une série B, la cinquième mouture d’une série qui a commencé en 1974 avec le célèbre film de Tobe Hopper portant le même titre, Hopper étant d’ailleurs coproducteur de cette dernière version. Trois suites ont existé entre 1986 et 1994, mais ici, on recommence au début, dans un style différent toutefois – et avec un scénario proche de l’original. Ouvrons une parenthèse pour noter que le premier film de la série eut l’honneur d’être l’un des dix films d’horreur classés « X », en France, pour cause, non de pornographie donc, mais de violence. Cet arrêté, qui en faisait le quatrième de la catégorie, fut pris par la Commission ad hoc le 29 décembre 1976, mais la décision fut abrogée le 23 novembre 1981. Notons que le premier Mad Max fut également « ixé », avant-dernier de la liste, le 28 avril 1980, et que cette classification fut aussi abrogée. Lorsqu’on songe que son interprète, Mel Gibson, est aujourd’hui le réalisateur d’un film bien-pensant sur Jésus (voir un peu plus bas dans la page), il y a de quoi rire...

La nouveauté, relative, tient à ce que cette nouvelle version rompt avec la tendance actuelle, celle de la parodie. Le film de Marcus Nispel n’a pas un atome d’humour, et c’est volontaire (il y en avait dans la première version, quoique on puisse douter que beaucoup de spectateurs l’aient perçu. La scène où les petits-enfants « offraient » une dernière victime au grand-père impotent, lequel, trop affaibli par l’âge, se révélait incapable de soulever le marteau destiné à lui défoncer le crâne, était inénarrable).

L’histoire, adaptée de faits réels, est celle d’une famille de tarés texans (pardon pour le pléonasme), les Hewitt – à ne pas confondre avec les Ewing, autres tarés de même origine que George Bush. Ces sympathiques citoyens enlevaient des jeunes gens pour les massacrer ; l’un des membres, défiguré, se fabriquait des masques avec de la peau humaine ! Le film, lui, et c’est devenu rarissime, malmène les personnages, mais pas les spectateurs, et le gore, quoique présent, est vu à une distance respectable, sans aucune complaisance. En outre, la tension est constamment au zénith, autre rareté, puisque le bon sens et la règle du film d’horreur exigent que le spectateur puisse se reposer de temps à autre : rappelez-vous les scènes de badinage dans Les oiseaux. Les usages sont donc transgressés, mais avec suffisamment d’inventivité pour que cela ne soit pas pesant.

Un plan est stupéfiant. Vous vous souvenez sans doute de ce mauvais film qu’était Panic room, qui compensait la minceur de l’histoire par de coûteuses acrobaties techniques, tel ce travelling inutile et tape-à-l’œil de la caméra passant à travers l’anse d’une cafetière avant de grimper dans les étages de la maison. On a ici quelque chose d’analogue, du point de vue de la virtuosité (et aussi de l’inutilité, sinon cette intention de capter plus efficacement l’attention lors de la première scène d’horreur) : la passagère d’une camionnette, assise à l’arrière, se suicide d’une balle dans la bouche. Au plan suivant, et le tout sans aucune coupure, la caméra cadre les deux jeunes assis à l’avant, stupéfaits, et recule, montrant ainsi les deux autres jeunes sur la banquette arrière, continue de reculer, traverse à reculons le tunnel que la balle a foré dans le crâne de la victime (!), recule toujours, passe par le trou dans la vitre de la lunette arrière, et s’éloigne pour terminer en plan général ! On est horrifié, fasciné aussi.

Mais pourquoi en parler, vous demandez-vous ? Parce que ce n’est pas un de ces films « popcorn » fabriqués pour des lycéens, le public de Scream, ou celui de Scary movie. Les distributeurs, du reste, ne s’y sont pas trompés, qui le sortent dans de petites salles, fréquentées plutôt par des adultes peu portés sur l’absorption de friandises et de nauséeuses boissons sucrées durant la projection – ce qui, en fin de compte, rend les séances reposantes. C’est que Massacre à la tronçonneuse, et c’est son principal intérêt, offre la vision d’un aspect peu glorieux des États-Unis, le côté crasseux, sordide, obtus, arriéré, impitoyable et antidémocratique des États du Nord « profonds », pour parler par antiphrase. La véritable face du Pouvoir étatsunien actuel, en somme. Et l’on hésite par conséquent à qualifier le film de « divertissement »...

Les acteurs sont inconnus, sauf Eric Balfour, le Gabriel de Six feet under, et Lee Ermey, qui réussit l’exploit de paraître encore plus odieux, en shériff texan d’un petit patelin, qu’en sergent instructeur des marines dans Full metal jacket. Sa mort sous les roues de sa propre voiture est d’ailleurs le seul moment de soulagement qu’éprouvera le spectateur, c’est dire !

Conseillé aux amateurs du genre, mais abstenez-vous d’emmener votre grand-mère cardiaque.

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Le voyage de James à Jérusalem

Titre original : Massa’ot James Be’eretz Hakodesh

Réalisateur : Ra’anan Alexandrowicz

Scénario : Ra’anan Alexandrowicz et Sami Duenias

Interprètes : Siyabonga Melongisi Shibe (James), Arieh Elias (Sallah Shabati), Salim Dau (Shimi Shabati), Sandra Schonwald (Rachel), Hugh Masebenza (Skomboze, l’ouvrier immigré), Florence Bloch (Re’uma), Ya’akov Ronen Morad (l’officier de police), Yael Levental (l’officier de l’immigration), David Nabegamabo (le pasteur), Pascal I. Newton (Job), Gregory Tal (Feda, le marchand de sommeil)

Durée : 1 heure et 30 minutes

Sortie à Paris : mercredi 18 février 2004

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Un film israélien, tout simple, tourné sans acteurs connus, sans aucun moyen, et dont le budget entier ne suffirait pas à réaliser une minute de Kill Bill, mais qui sait parler des tares du pays, comme la plupart des films israéliens. Si seulement le cinéma français savait se montrer aussi lucide !

Comme beaucoup de films intelligemment conçus, il traite en comédie un sujet tirant sur le drame, puisqu’il s’agit du sort des immigrés clandestins, en Israël cette fois, vous l’aviez compris. Une comédie ressemblant à un film africain, images fauchées, musique tropicale guillerette, et un jeune Noir comme personnage central ; comédie agrémentée, si l’on ose dire, d’un trait amèrement ironique, puisqu’il ne s’agit pas du tout d’un immigré clandestin, mais d’un simple touriste, un pélerin plus précisément : afin qu’il aille parfaire les fondements de sa foi protestante, un jeune Zoulou naïf et très pieux, James, qui veut devenir pasteur, a été envoyé par les habitants de son village à Jérusalem – qu’il croit encore le siège de ce mythe, la « Terre sainte ». Mais la Palestine est tombée, comme tous les pays développés, sous la coupe du bizness et dans les affres de la suspicion systématique à l’égard de l’autre. De sorte que James se fait cueillir dès l’aéroport par les services de l’immigration, et, soupçonné d’être un travailleur clandestin (souvenez-vous des immigrés asiatiques à Tel-Aviv dans Alila), atterrit en prison. Un certain Shimi, qui gagne sa vie en employant justement des clandestins, lui évite l’expulsion et l’en fait sortir en payant sa caution... puis le met au turf afin d’être remboursé ! Le même procédé, en somme, employé par les maquereaux pour réduire les filles en esclavage. James devient, non pas prostitué, mais ouvrier. Non déclaré, payé en liquide, avec retenues sur salaire à la tête du client. Comme de bien entendu, on le loge chez un marchand de sommeil répugnant et avide, avec quelques autres victimes du trafic.

Mais James n’est pas bête, et va vite comprendre la musique. Il finira par monter sa propre kombina, ramasser un petit pécule, et se croire devenu l’ami et le protégé de son employeur. Illusion naïve, puisque, très vite, ce dernier le remet à sa place et, considérant qu’il ne peut plus servir, le refile à la police. Si bien que James arrivera enfin à Jérusalem, mais à bord du panier à salade. Et, de la prétendue « ville sainte », il ne ramènera au pays qu’une photo de lui prise par le policier complaisant qui le reconduit à l’aéroport : menotté à un flic, sur fond de banlieue crasseuse, hérissée de HLM dignes de la Courneuve.

S’il revenait aujourd’hui, ce serait sans doute le sort de Jésus lui-même, n’en doutez pas...

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La passion du Christ

Titre original : The passion of the Christ

Réalisateur : Mel Gibson

Scénario : Benedict Fitzgerald, Mel Gibson

Musique : John Debney

Interprètes : James Caviezel (Jésus), Monica Bellucci (Marie de Magdala), Claudia Gerini (Claudia Procles), Maia Morgenstern (Marie, mère de Jésus), Rosalinda Celentano (Satan), Francesco De Vito (Simon, dit Cephas, dit Pierre), Hristo Jivkov (Jean), Luca Lionello (Judas), Fabio Sartor (Abenader), Mattia Sbragia (le grand-prêtre Caïphe), Giacinto Ferro (Joseph d’Arimathie), Hristo Shopov (Ponce Pilate), Olek Mincer (Nicodème), Luca De Dominicis (Hérode), Pietro Sarubbi (Barabbas), Adel Ben Ayed (Thomas), Chokri Ben Zagden (Jacques)

Durée : 2 heures et 7 minutes

Sortie à Paris : mercredi 7 avril 2004

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Tous les deux ou trois ans, les spectateurs ont droit à un mini-scandale causé par un film, lequel, en général, ne mérite pas cet honneur ni cette publicité. Le dernier en date avant celui-ci, en 2002, était Amen. (avec un point), film de Costa-Gavras qui évitait soigneusement de charger le pape Pie XII, mais dont l’affiche, en détournant le logo cher aux chrétiens, la croix, pour en faire une croix gammée, valut au distributeur une plainte en justice déposée par une association d’extrême droite, coutumière de ce type d’agitation – association qu’avec bon sens le tribunal renvoya dans les cordes. L’incident était anodin. Beaucoup moins, en tout cas, que l’incendie volontaire du cinéma Saint-Michel, à Paris, allumé par les sbires du cardinal Lustiger, archevêque de Paris et tartuffe notoire (on n’a pas oublié la façon abjecte dont il a justifié, dans une interview par Karl Zéro, le fait que Jean-Paul II a reçu Le Pen au Vatican). Pourtant, ni l’archevêque ni ses troupes n’ont eu le moindre ennui, bien qu’un spectateur cardiaque du film de Martin Scorsese, La dernière tentation du Christ (1988), ait laissé sa vie dans l’affaire. Et rappelons que l’incendie volontaire est un crime passible de la Cour d’Assises, quel qu’en soit le prétexte et les accommodements avec le Ciel.

Trois années plus tôt, en 1985, c’est Jean-Luc Godard qui eut maille à partir avec ces imbéciles, pour avoir intitulé Je vous salue Marie un film dans lequel Marie était une étudiante qui jouait au basket et travaillait dans la station service de son père. Blasphématoire, tout ça, visiblement...

Le dernier épisode de ce feuilleton lassant est la sortie d’un film de Mel Gibson, La passion du Christ. Avec cette différence que, cette fois, ce sont les intégristes catholiques qui soutiennent le film, et la gauche qui le condamne unanimement, arguant de visées antijuives, et sous le prétexte que le père du réalisateur, qui écrit des livres, est un révisionniste notoire. Laissons de côté l’aspect politique, car on en a suffisamment parlé, contentons-nous de dire que Mel Gibson, ex-vedette d’un des très rares films classés « X » en France pour violence, Mad Max, vient de mettre un point final à sa carrière de réalisateur, tant son film est mauvais : lourd, indigeste, stupide, sadique et complaisant, La passion du Christ saisit tous les prétextes pour infliger au spectateur la vision de scènes de tortures qui n’ont plus rien à voir avec le personnage, fictif ou pas, de Jésus, ni surtout avec son enseignement présumé. Des quarante coups de nerf de bœuf qu’on lui applique, on verra et on entendra l’intégralité (et une voix de légionnaire romain les compte, en latin). La manutention de la croix, épisode invraisemblable, est suivie pas à pas. L’enfoncement des clous et la consolidation du clouage, croix retournée face au sol, sont vus tout comme si on y était. Et on ne nous épargne seulement pas le détail grotesque du corbeau qui vient picorer le visage du mauvais larron encore vivant – les corbeaux ne sont plus ce qu’ils étaient, la faute à Hitchcock. Ne disons rien des ridicules retours en arrière qui ponctuent le récit pour tenter, en rompant sa linéarité, de l’animer un peu – car toute cette soupe est fort ennuyeuse.

Histoire tout de même de rire un brin, signalons aux féministes que le Satan du film est une femme !

La vérité est que tous les films consacrés à cet épisode de la Bible sont ratés : s’appuyant sur un récit incohérent, historiquement plus que douteux, tiré de textes de pure propagande rédigés par des auteurs ou des équipes d’auteurs inconnus et qui n’ont pas été témoins de ce qu’ils rapportent, textes remaniés, des siècles durant, par des copistes zélés qui les ont modifiés selon leur convenance, soit ces films donnent dans le style sulpicien bien-pensant, se référant à l’iconographie traditionnelle mais imaginée, souvent de manière délirante, par les artistes au fil des siècles, soit, comme à présent, ils tombent dans le gore en vue de convaincre par l’apitoiement, procédé vieux comme le cinéma. Il n’y a guère qu’un film italien, Il vangelo secundo Mateo, qui présentait un récit digne, quoique dépourvu de toute remise en question sur le terrain de la vraisemblance. Mais son auteur, Pier Paolo Pasolini, était (encore) un artiste, n’ayant pas (encore) commis l’ignoble Salò.

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La mémoire du tueur

Titre original : De Zaak Alzheimer

Réalisateur : Erik Van Looy

Scénario : Erik Van Looy et Carl Joos, d’après un roman de Jef Geeraerts

Interprètes : Koen De Bouw (commissaire Eric Vincke), Werner De Smedt (inspecteur Freddy Verstuyft), Jan Decleir (Angelo Ledda, le tueur), Jo De Meyere (baron Henri Gustave de Haeck, le ministre pourri), Hilde De Baerdemaeker (Linda de Leenheer), Geert Van Rampelberg (Tom Coemans), Gene Bervoets (Seynaeve), Patrick Descamps (Gilles Resnais), Vic de Wachter (Joseph Vlerick), Deborah Ostrega (Anja), Marc Peeters (sergent-chef Opdebeeck), Filip Peeters (capitaine De Keyzer), Bart Slegers (sergent-chef Lemmens), Johan van Assche (commissaire divisionnaire Van Parys), Tom Waes (sergent-chef Verheyen), Laurien Van den Broeck (Bieke, la jeune fille prostituée par son père), Els Dottermans (Mevrouw Van Camp), Katrien Vandendries (Verpleegster), Lucas van den Eijnde (Bob Van Camp), Tom Van Dyck (Jean de Haeck), Jappe Claes, Ludo Hoogmartens

Musique : Stephen Warbeck

Durée : 2 heures

Sortie à Paris : mercredi 21 avril 2004

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Les films belges sont rares, encore plus rares s’ils sont flamands. Ce n’est pas cette rareté qui les rend plus intéressants que les nôtres, mais plutôt une façon de voir le monde que le cinéma français semble avoir un peu oubliée. Le titre français de ce film-ci, sans vraiment trahir celui d’origine (lequel signifie de façon plus explicite « L’affaire Alzheimer »), ne le traduit qu’imparfaitement. On ne comprend que peu à peu de quoi il s’agit en réalité, qui n’est d’ailleurs pas l’essentiel mais un simple ressort dramatique, la perte de mémoire d’un homme vieillissant. En fait, nous assistons plutôt à un sacré jeu de massacre à l’encontre des institutions belges, dont on pourrait croire, à première vue, qu’il fait l’apologie de la justice personnelle, puisqu’on ne cesse de répéter, entre autres douceurs, et par la bouche du personnage principal, que la police officielle est « trop lente », et qu’il importe donc de faire le travail à sa place. Mais cette histoire, qui tire à boulets rouges sur la « haute » société, se révèle surtout le véhicule de toute la rage, tout le dégoût, tout le mépris que les Belges éprouvent envers leur police, leur justice et leur gendarmerie pour le comportement qu’elles ont eu dans l’affaire Marc Dutroux, jamais nommée, constamment évoquée néanmoins au travers d’un récit qui en utilise tous les éléments.

Un tueur à gages, dans la soixantaine, et qui, sans discuter, a toujours servi ses commanditaires de ladite haute société – industriels, hommes politiques, banquiers et autres personnalités préférant que leur main droite ignore ce que fait leur main gauche –, reçoit un jour l’ordre d’éliminer un témoin gênant, qui est en même temps une victime d’une affaire de prostitution juvénile : une très jeune fille, de douze ans seulement, prostituée par son père, lequel vient d’être abattu par la police. Le tueur se rebiffe. Selon ses propres termes, aucun de ses confrères, parmi les professionnels du moins, n’accepterait une telle mission (le spectateur ressent ici un léger doute). Comme il le dit, « ça ne se fait pas » ! Or, par son refus, il se met à dos ses employeurs, qui lancent un contrat contre lui. En vain, car il se débarrasse de son exécuteur et décide de nettoyer les écuries d’Augias en renseignant la police, trop lente donc, ce qui vient encore de se vérifier, puisqu’elle n’a pu empêcher l’assassinat de la gosse, abattue par un confrère – d’où le doute que j’évoquais plus haut. Il possède d’ailleurs des preuves qui impliquent un ancien ministre, le baron de Haeck, mais refuse évidemment de les produire aux policiers : garantie de sa liberté. Mais le marché passé avec le commissaire Vincke n’est pas sans ratés, si bien qu’à la suite d’un incident de parcours, il se fait arrêter. Ceux qui veulent sa peau commettent alors l’imprudence de lui envoyer un second tueur... le psychiatre des prisons en personne ! Là encore plus malin, il s’évade en emmenant le psy comme otage, et ne communique plus désormais que par téléphone avec les policiers.

Après bien des péripéties, qui sont l’occasion de dénoncer, en vrac, les traditionnelles bisbilles entre police et gendarmerie, la corruption des magistrats (le procureur en charge de l’enquête prévient le principal coupable qu’il est sur le point d’être coffré, l’incitant à quitter le pays pendant qu’il est encore temps !), les lenteurs administratives, le manque de moyens matériels des enquêteurs, l’absence complète de scrupules chez les puissants, etc., on aura la satisfaction toute théorique de voir l’arrestation du principal criminel, le fameux baron-ministre... tandis que le procureur corrompu verra simplement sa voiture compissée par l’un des inspecteurs chargé de l’enquête, en attendant mieux. Bref, on ne fait pas dans la dentelle, mais cette vigueur est saine.

Et la maladie d’Alzheimer ? Un simple élément de suspense : le tueur-justicier en est atteint et oublie peu à peu les données de sa vengeance. L’important est que ce film d’action apparaît aux antipodes de ce que l’on fait trop souvent chez nous. Aucun acteur connu, un scénario extrêmement solide, un découpage impeccable, un point de vue, une morale, et une musique pas trop lourdingue. Le personnage du tueur est tenu par un comédien excellent, Jan Decleir, et Koen De Bouw en commissaire Vincke n’est pas moins bon. Seule réserve, la mise en scène donne un peu trop dans les tics à la mode venus des séries et publicités de la télé, images colorées, gadgets du montage, etc., et c’est un peu dommage. À suivre la mode, on se démode très vite, de sorte que le film, qui aurait pu devenir un classique, risque d’être daté d’ici à deux ou trois ans. Néanmoins, et malgré ces imperfections, il faut le voir absolument.

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La mauvaise éducation

Titre original : La mala educación

Réalisateur : Pedro Almodóvar

Scénario : Pedro Almodóvar

Interprètes : Gael García Bernal (Juan), Fele Martínez (Enrique Goded, le réalisateur), Juan Fernández (Martín, l’homme à tout faire d’Enrique), Alberto Ferreiro (Enrique Serrano), Lluís Homar (Berenguer), Francisco Boira (Ignacio), Petra Martínez (la mère d’Ignacio et Juan), Roberto Hoyas (le serveur), Leonor Watling (Mónica), Raúl García Forneiro (Enrique enfant, dans le film), Nacho Pérez (Ignacio enfant, dans le film), Javier Cámara (Paca/Paquito, dans le film), Daniel Giménez Cacho (le père Manolo, dans le film), Francisco Maestre (le  père José, dans le film), Sara Montiel (Soledad, dans le vieux film, vu par les enfants dans le film (!))

Musique : Alberto Iglesias

Durée : 1 heure et 45 minutes

Sortie à Paris : mercredi 12 mai 2004

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Nous avons failli avoir L’Arlésienne, puisque le personnage principal, dont il est sans cesse question tout au long du récit, n’arrive que vingt minutes avant la fin. Celui qui occupe le devant de la scène, en fait, c’est son frère. Mais sacrifions à notre vice favori, qui consiste à parler d’autre chose, et discourons un brin sur l’interprète de ce dernier. On revient au film tout de suite après, car il y a quelque chose qui coince.

Le cinéma mondial connaît une pénurie de jeunes premiers talentueux, qui soient en même temps des vedettes capables de faire rêver le bon peuple. Brad Pitt, qui a dépassé la quarantaine, n’a rien tourné de bon depuis Fight club, en 1999, et ce n’est pas Troie, sorti le même jour que La mauvaise éducation, qui va démontrer le contraire ; Tom Cruise, depuis ses débuts, n’est rien d’autre qu’un mannequin de vitrine, inerte et glacé, qui n’a eu qu’un seul bon rôle, dans Magnolia ; tandis que Leonardo DiCaprio, qui remplit pourtant les conditions requises pour occuper les couvertures de magazines, s’est engagé dans une voie de garage en misant sur le mauvais cheval, en l’occurrence Martin Scorsese, cinéaste très surfait, fort propre à faire de lui un has been avant la fin de la décennie. Par conséquent, puisque les acteurs ne sont que du bétail, comme disait Hitchcock, il urge de renouveler régulièrement le cheptel, et quoi de mieux que le Festival de Cannes pour tenter d’imposer un nouveau pur-sang ? L’heureux élu de cette année, un jeune Mexicain né en 1978, a déjà paru dans un petit film passé inaperçu, Y tu mamá tambien, et surtout dans l’excellent Amours chiennes. Il se nomme Gael García Bernal, comme nul ne l’ignore plus. Par chance, il est à la fois bon comédien, beau garçon – si l’on veut bien faire l’impasse sur son nez de boxeur, ses canines de Dracula et son léger excédent de bagages au niveau de la taille –, et il choisit bien ses réalisateurs, puisqu’on va le voir interpréter Ernesto « Che » Guevara pour Walter Salles, réalisateur de Central do Brasil et d’Avril brisé – une pointure par conséquent.

Pour ce film-ci, le jockey, c’est Pedro Almodóvar : bon cinéaste, au style très classique, auteur de scénarios d’une rare complication, c’est aussi, comme le furent Hitchcock et Kubrick, et en dépit de ses allures trompeuses de nounours qui le font de plus en plus ressembler à Jean Renoir (auquel son film fait d’ailleurs allusion), un maître de la publicité. Afin de mieux vendre son dernier film, il a donc laissé dire que La mauvaise éducation traitait de la pédophilie chez les prêtres catholiques, et concocté une bande-annonce qui jouait à fond la caisse sur cet aspect, très mineur, de son film. Naturellement, la plupart des journaux ont embrayé sur ce thème. De plus, pour pimenter leurs articles et dans la foulée, ils ont quasiment tous raconté que le jeune premier dont il est question plus haut interprétait trois rôles, voire quatre – alors qu’il ne joue qu’un seul personnage, celui de Juan, petit acteur sans envergure, las de végéter dans des troupes minables, et qui va se faire engager par un metteur en scène de cinéma homosexuel, Enrique, en lui soumettant un sujet, très romancé il l’en prévient, en rapport avec ses années de jeunesse dans un collège religieux. Le passé qui revient perturber le présent étant, comme on sait, l’un des thèmes favoris d’Almodóvar, qu’Enrique incarne sans trop flatter le modèle.

Ici, j’en demande bien pardon à ceux qui n’aiment pas qu’on « raconte le film », mais il est nécessaire d’en dire un peu plus long afin de dissiper l’équivoque ; de casser l’imposture, si l’on préfère un parler plus franc.

Nous avons donc un film dans le film, La visite, basé sur une nouvelle écrite par Ignacio, le frère de Juan, texte que celui-ci a retrouvé on ne sait comment. Cet Ignacio, qui fut le premier amour d’Enrique au temps lointain de leurs dix ans, et que le spectateur croit connaître parce que Juan s’est fait passer pour lui auprès d’Enrique, mais qui en fait est mort depuis quatre ans et qu’on ne verra qu’en flashback à la fin de récit, cet Ignacio a moins bien tourné que l’ange chantant qui, dans Les choristes, le grand succès du moment, est son pendant en négatif : petit voyou, voleur, drogué, travesti, transexuel, selon les obsessions traditionnelles chez Almodóvar, il est de surcroît maître-chanteur, et a tenté de soutirer une somme d’argent, destinée à sa désintoxication, à Berenguer, un de ses anciens professeurs, prêtre défroqué devenu éditeur – chantage exercé par le biais de la nouvelle en question, qu’il a menacé de vendre à « Cambio 16 », un journal à scandales existant réellement en Espagne. Mais le montant de la somme exigée suffit à le désigner comme un minable : un million de pesetas (entre 50 000 et 60 000 francs), même en 1977, c’est une ambition de gagne-petit.

Or c’est dans cette nouvelle seulement, et dans le film qui en sera tiré par Enrique, que se trouve l’histoire de pédophilie dont je parlais plus haut : dans un collège catholique des années soixante, deux jeunes garçons s’aiment. Lorsqu’ils sont surpris par le père Manolo, directeur du collège, le plus jeune, Ignacio, offre de « se sacrifier » pour éviter le renvoi de son camarade, Enrique ; mais celui-ci est néanmoins mis à la porte. Devenu adulte, homosexuel et travesti, Ignacio veut se venger, exerce un chantage sur le prêtre, et, a posteriori (sans jeu de mots), l’accuse de viol. De sorte que celui-ci, auquel prête main-forte un comparse également ensoutané, l’assassine et fait disparaître le corps « avec l’aide de Dieu, qui est de notre côté », comme il dit.

On le voit, ce texte de quelques pages, et qui va être porté à l’écran par Enrique, est passablement grotesque, et aucun détail de ce qui nous est montré dans le film d’Almodóvar n’indique que cette histoire a réellement eu lieu, ni que Berenguer possède le passé chargé du père Manolo. D’autant moins que l’auteur de la nouvelle est précisément l’Ignacio censé envoyé ad patres par les deux prêtres dans sa propre nouvelle ! La personnalité trouble de l’accusateur et son esprit tortueux inciteraient plutôt à croire qu’il a tout inventé, et qu’au fond, l’anecdote se réduit au contenu de la pièce d’Henry de Montherlant, La Ville dont le Prince est un Enfant : un prêtre, jaloux parce qu’amoureux d’un jeune élève, fait renvoyer son rival ; mais aucun viol croustillant dans cette ténébreuse affaire...

Voilà pour le traitement de la pédophilie chez les ecclésiastiques.

Dans l’histoire réelle, Berenguer, la cible du chantage d’Ignacio, ne prend pas la menace au sérieux, on s’en doute. Tout aurait pu s’arrêter là... et il n’y aurait pas de film, ni fictif, celui d’Enrique, ni réel, celui d’Almodóvar, si Berenguer n’était tombé fortuitement sur Juan, le jeune frère du maître-chanteur. Il devient illico fou d’amour pour ce garçon, apprenti comédien, apparemment hétéro, mais qui se laisse bientôt séduire par les cadeaux que lui offre son séducteur. Ignacio, qui faute de mieux accepte les aumônes dérisoires que lui jette sa « victime », laquelle le fait lanterner et ne lui versera jamais le million attendu, finit par devenir gênant pour les deux amants, et ceux-ci, après une vision de La bête humaine, le film de Renoir, décident de se débarrasser de lui. Ce qui est bientôt fait, via une dose d’héroïne soigneusement calculée. Quatre ans plus tard, Juan, qui a rompu avec Berenguer, ressort la nouvelle à scandales écrite par Ignacio, persuade Enrique d’en faire un film, et, homophobe mais vénal, accepte de coucher aussi avec lui pour obtenir ce qu’il veut par-dessus tout, jusqu’à l’obsession : être appelé « Angel », et incarner un travesti, Zahara, qui personnifie dans le scénario son frère Ignacio devenu transexuel – une transformation qui n’a pas eu lieu dans la réalité. On a décidément connu des hétéro(sexuels) plus hétéro(doxes) que ce Juan... qui, le tournage achevé, se fait virer par Enrique lorsque Berenguer réapparaît pour lui raconter tout. Il faut dire qu’Enrique n’a jamais cru que Juan était l’Ignacio qu’il avait aimé, tant celui-là, qui d’ailleurs ne ressemble nullement à son frère, semblait trouver désagréables leurs rapports physiques, mais il voulait voir jusqu’où son amant provisoire était capable d’aller.

On le voit, l’histoire est plutôt sordide, et aucun personnage n’inspire vraiment la sympathie, c’est le moins qu’on puisse dire. En fait, deux sont des assassins, et tous sont des médiocres : Juan, ostensible hétéro mais homo honteux, est une petite gouape qui vend son corps en faisant le dégoûté, mais ne répugne pas à liquider son frère quand celui-ci devient encombrant ; Enrique, cinéaste sans inspiration, éconduit un solliciteur sous des prétextes bidons avant de le rappeler pour avoir son scénario racoleur, lui offre un rôle pour coucher avec lui, et le renvoie une fois le film terminé ; Ignacio est un voleur et un maître-chanteur minable ; Berenguer utilise son argent pour se taper un minet, puis assassine un gêneur moins séduisant ; Martín, le producteur d’Enrique, joue plutôt les bonniches. Et chacun ne pense qu’à soi. Mais Almodóvar traite le tout avec une maîtrise qui impose la considération, et une obstination à labourer son sillon thématique (homosexualité, famille, relations entre frères, travestisme, mensonges, drogue, transexualité, milieu du spectacle, nostalgie du vieux cinéma et des chansons anciennes) qui en fait un véritable auteur, ce dont nul ne doute. Il faut pourtant préciser que ce film sans amour ne contient pas un atome d’émotion, bien qu’il s’achève par un insert (gros plan d’un objet) sur le mot « passion ». Tout sur ma mère parlait autrement mieux à la sensibilité du spectateur. Faut-il mettre ce défaut sur le compte de l’absence de femmes dans cette histoire ? Almodóvar est toujours plus à l’aise avec ses interprètes féminines. C’est peut-être lui, le George Cukor de notre époque.

Toujours est-il qu’à défaut d’être un génie du cinéma, Almodóvar a bien du talent, pas seulement publicitaire. Ne serait-ce que celui de rendre intéressante une histoire assez banale, par le procédé, certes douteux quoique de plus en plus souvent employé, qui consiste à tout embrouiller en racontant les événements dans le désordre, mais sans annoncer la couleur. Voir 21 grammes... Circonstance aggravante, les extraits du film à venir, La visite, insérés dans le récit, sont pris par le spectateur pour des flashbacks, donc pour la réalité ! Seul un léger rétrécissement de la largeur de l’écran signale dans ces moments qu’on passe de la réalité à la fiction, et Almodóvar peut ainsi se prévaloir d’avoir honnêtement donné cet avertissement ; mais quels spectateurs l’auront remarqué, tant le détail est discret ? La structure du récit n’est donc pas d’une honnêteté pointilleuse, et d’aucuns parleraient de manipulation. Par courtoisie, et parce qu’on doit à Pedro Almodóvar des films splendides comme Matador ou La loi du désir, on se contentera de reprendre le mot de sir Alfred, qui, à propos de Psychose, parlait joliment de « direction de spectateurs ». Mais tout est dans la manière de présenter la chose...

On accordera une mention spéciale au maquilleur, qui a fait de l’interprète masculin, pour les scènes du film dans le film, un transexuel particulièrement attirant. Le Bois de Boulogne va, on le sent, connaître un regain de fréquentation.

En bref : à voir à la rigueur.Haut de la page

Troie

Titre original : Troy

Réalisateur : Wolfgang Petersen

Scénario : David Benioff, d’après L’Iliade, d’Homère

Interprètes : Brad Pitt (Achille), Brendan Gleeson (Ménélas), Diane Kruger (Hélène), Eric Bana (Hector), Orlando Bloom (Pâris), Julie Christie (Thétis, mère d’Achille), Peter O’Toole (le roi Priam), Brian Cox (Agamemnon), Nathan Jones (Boagrius, le géant), Jacob Smith (le messager), Julian Glover (Triopas), John Shrapnel (Nestor), Siri Svegler (Polydora, fille de Méléagre), Sean Bean (Ulysse), Lucie Barat (la servante d’Hélène), Garrett Hedlund (Patrocle), Saffron Burrows (Andromaque), Luke et Matthew Tal (Scamandrius-Astyanax), Rose Byrne (Briséis), Vincent Regan (Eudore), Tyler Mane (Ajax), Frankie Fitzgerald (Énée)

Musique : James Horner

Durée : 2 heures et 43 minutes

Sortie à Paris : mercredi 12 mai 2004

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Après trois courts-métrages et quelques téléfilms, Wolfgang Petersen s’était fait connaître au cinéma, en 1977, avec La conséquence, petit film allemand en noir et blanc, devenu « culte » auprès des homosexuels. Il s’agissait évidemment d’un récit qui tournait très mal, selon les canons de l’époque, lesquels imposaient une fin tragique à toutes les histoires d’amour gay, puisque « maudit ». Quatre ans plus tard, le réalisateur tombait dans le cinéma commercial, son film Das Boot, l’histoire d’un sous-marin en perdition, ayant remporté un grand succès et fait l’objet d’une série télévisée de six épisodes. Hollywood lui a donc tendu les bras, et il y a réalisé Dans la ligne de mire, avec Clint Eastwood, puis Outbreak, une histoire de virus avec Dustin Hoffman, le ridicule Air Force One, dont on rit encore, et enfin The perfect storm, une histoire de tempête en mer, avec George Clooney. Cent pour cent star system, donc. Cela continue avec ce scénario tiré d’Homère, et, rassurez-vous, on va faire court. Moins long que le film en tout cas, auquel on ne pardonnera pas de durer deux heures trois quarts et de sembler s’étirer sur trois fois plus de temps.

Visiblement influencé par le succès inexplicable de Gladiator, autre navet à succès, Troie emploie des procédés identiques, ou peu s’en faut : des vedettes plus ou moins estampillées, des combats, de la figuration et des décors numérisés, une photographie absolument hideuse, une musique auprès de laquelle les compositions de John Williams sont du Mozart (mais un second Wolfgang dans l’équipe du film aurait été de trop !), et une maxi-dose de comique involontaire. Ajoutons que les moments tristes sont sonorisés avec une musique du style « publicité pour Gaz de France », très proche de celle qui agrémentait si joyeusement La passion du Christ. Pas triste, en revanche, la mort d’Achille : comme il a reçu de Pâris la flèche dans le talon qui doit le tuer, mais que ces veaux de spectateurs ne sont pas obligés de savoir qu’il doit à son étourdie de mère de n’être vulnérable qu’à cet endroit, on lui expédie trois flèches supplémentaires dans la poitrine. Ce n’est plus Achille, c’est saint Sébastien !

Pour la circonstance, on a ressorti Peter O’Toole, on l’a retapé pour lui faire tenir le rôle du roi Priam, et on lui a caché ses bouteilles de whisky durant le tournage. La belle Hélène semble sortir des pages de « Vogue » ou de « Cosmo ». Pâris est si fade qu’il a l’air d’un Français, transfuge de la Star Academy. Quant à Brad Pitt, il ânonne son texte comme il peut, mais montre ses fesses, compensation néanmoins trop courte pour justifier le déplacement. Tirent leur épingle du jeu l’interprète d’Hector, Eric Bana, ainsi que celles de Briséis et d’Andromaque, Rose Byrne et Saffron Burrows, très dignes.

En bref : inutile de se déranger.Haut de la page

Ma mère

Réalisateur : Christophe Honoré

Scénario : Christophe Honoré, d’après le livre de Georges Bataille

Interprètes : Isabelle Huppert (Hélène), Louis Garrel (Pierre, son fils), Emma de Caunes (Hansi), Joanna Preiss (Réa), Jean-Baptiste Montagut (Loulou), Dominique Reymond (Marthe), Olivier Rabourdin (Robert), Philippe Duclos (le père)

Durée : 1 heure et 40 minutes

Sortie à Paris : mercredi 12 mai 2004

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Il n’est pas interdit de se détendre un peu. Je vais donc vous dire tout sur Ma mère.

Le jeune cinéaste Christophe Honoré (il est né en 1970) fait aussi profession d’écrire des bouquins pour enfants. Il a probablement voulu changer un peu d’activité, en adaptant Georges Bataille, un auteur dit « sulfureux », c’est-à-dire qui parle de cul. Or vous connaissez le phénomène : chaque fois qu’on adapte au cinéma un livre connu, c’est la catastrophe – avec de rares exceptions comme pour Le guépard. Quand ledit livre porte sur le sexe, il n’y a pas d’exception, et même Pasolini s’est royalement planté avec Les contes de Canterbury et Les cent vingt journées de Sodome. Christophe Honoré n’a rien de Pasolini, encore moins de Visconti, et ça se voit.

Le personnage central est joué par un acteur de 21 ans, Louis Garrel, fils du réalisateur Philippe Garrel, petit-fils du comédien Maurice Garrel. Népotisme pas mort. On l’a vu précédemment dans ce film idiot de Bertolucci, Dreamers (alias Les innocents, sur Mai-68), dont je vous ai parlé dans une notule. Entre autres épisodes croustillants, il s’y masturbait sur une photo de Marlene Dietrich, avant que sa sœur étale le sperme sur le visage de l’illustre femme fatale, qui jamais ne songea, parions-le, à ce maquillage d’un genre nouveau. Une scène d’une aussi grande classe ne pouvait qu’inspirer les émules de l’audacieux Bertolucci. Par conséquent, dans Ma mère, Louis Garrel va retourner au charbon, et pas qu’une fois.

Il joue donc le rôle d’un garçon de 17 ans, perpétuellement maussade puisque l’interprète ne connaît que cette expression, à la fois mystique et travaillé par le sexe, dont la mère est présentée comme « la plus grande salope du bassin méditerranéen » (sic). Dans la mesure où cette mère est interprétée par Isabelle Huppert, qui, avec l’âge, ressemble de plus en plus à un poisson séché, on pressent tout de suite que ça va être crédible. Mais il paraît que Marthe Villalonga n’était pas libre.

Cette mère décide de dégourdir un peu son rejeton, dont elle ne s’est guère occupée jusque là. Autrement dit, elle le pousse à multiplier les expériences sexuelles, de préférence en sa présence à elle. Cette éducation sentimentale d’un nouveau genre se passe très bien. Deux échantillons : le fils sodomise une fille sur un lit, tout en caressant sa mère couchée à côté d’eux. Autre scène : dans un taxi, une fille parle de sodomie, et le garçon, jeune présomptueux, prétend être parfaitement propre à cet endroit si intéressant de son individu et concerné par la chose. Toujours en présence de la maman, la fille lui enfonce alors un doigt là où vous pensez, puis, sarcastique, le lui fait renifler, commentant qu’il a trop présumé de son hygiène intime. Le garçon alors lèche le doigt. Bien entendu, tout au long du film, il se masturbe énormément, c’est un minimum, et se fait une fois masturber par sa mère. Bertolucci avait également filmé une scène de ce genre, dans Luna. On torture un peu, aussi, pour varier les plaisirs, et on se balade beaucoup à poil, mais c’est du tout-venant, ça ne mange pas de pain.

La fin du film est excellente, et je vous la recommande : la mère meurt d’un accident, son corps est exposé à la morgue – dans un cercueil de verre, comme c’est la coutume dans toutes les morgues. Le fils va voir le corps de sa chère maman, et là, que croyez-vous qu’il fait ? Gagné ! Mais surgit un infirmier, qui, sans doute adversaire du travail manuel, l’expulse à coups de lattes dans le train. Fin.

Au fait, je ne vous ai pas dit : ce chef-d’œuvre est co-produit par Bernard-Henri Lévy. Une référence !

Voilà. Vivement le DVD, qu’on profite aussi des bonus !

En bref : inutile de se déranger.Haut de la page

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Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1er janvier 1970.