Le cinéma des pays puissants sombre dans l’insignifiance. Il faut aller chercher dans le tiers-monde pour trouver quelques films regardables. Par exemple en Algérie, avec Délice Paloma. Aux États-Unis, Michael Moore reste le seul franc-tireur, avec Sicko. Mais revenons aux pays riches, et rions un peu avec La vengeance dans la peau, ridiculement pris au sérieux par un tas de gens très compétents. Un bon film français, en passant, L’heure zéro, suivi d’un particulièrement mauvais, La graine et le mulet. Et un très bon film sur les séquelles de la guerre d’Irak, Dans la vallée d’Elah.
Réalisateur : Nadir Moknèche
Scénario : Nadir Moknèche
Interprètes : Biyouna (Zineb Agha, alias Mme Aldjeria), Nadia Kaci (Zouina, alias Sheherazade), Aylin Prandi (Rachida, alias Paloma), Daniel Lundh (Riyad), Fadila Ouabdesselam (Mina), Lyes Salem (maître Djaffar), Nawel Zwit (Baya), Abbes Zahmani (M. Benbaba), Attica Guedj (Mme Benbaba), Hafsa Zinai Koudil (Madame Bellil), Ahmed Benaissa (Monsieur Bellil)
Musique : Pierre Bastaroli
Montage : Ludo Troch
Durée : 2 heures et 14 mn
Sortie à Paris : mercredi 11 juillet 2007
– Madame Aldjéria, en tant qu’ancien ministre des Droits de l’Homme et de la Solidarité nationale, je ne peux qu’être sensible aux projets d’une vieille putain comme vous.
– Pas « vieille » ! Seulement putain.
Ce dialogue donne le ton du film. On n’avait pas vu de film algérien depuis longtemps ; et de bons films algériens, depuis au moins trois siècles. Celui-ci, peut-ĂŞtre un peu long, bénéficie d’un excellent scénario, très travaillé, d’une mise en scène honnête et sans reproches, et de bons acteurs, au premier rang desquels Biyouna, actrice algéroise quinquagénaire, dont c’est le sixième film, et qu’on avait pu voir dans Viva Laldjérie, du même réalisateur Nadir Moknèche, en 2004. Il y a aussi Attica Guedj, actrice française qui fait beaucoup de télévision. En rĂ©alitĂ©, la production est française, et l’équipe de tournage également, dans sa presque totalité.
Zineb Agha se fait appeler « madame Aldjéria », parce que c’est meilleur pour les affaires, traitées depuis son appartement du dix-septième étage avec terrasse qui domine le port d’Alger, où l’ascenseur, hélas, est aussi souvent en panne que l’ascenseur social ! Ses aides : son fils Riyad, passionné d’oiseaux, conçu avec un Italien de passage (le beau Daniel Lundh) ; un jeune avocat véreux et homosexuel, maître Djaffar ; une collaboratrice, Sheherazade, qu’elle a tirée de la prostitution ; le tout sous le regard critique de sa sœur sourde-muette, Mina, qui lui sert un peu de nounou. Ses affaires ? Surtout des magouilles, sinon il n’y aurait pas de film (qui a déjà vu un film traitant d’affaires honnêtes ? Poser la question, c’est y répondre). Exemple : une quinquagénaire, propriétaire d’un cinéma, veut divorcer afin de refaire sa vie avec son jeune caissier ; madame Aldjéria va lui arranger ça en fourrant une jolie fille, la Paloma du titre, dans les bras du mari, et, le moment venu, immortaliser l’instant avec l’aide d’un photographe qui se trouve être son avocat. Rien que du classique. Naturellement, elle excelle à l’arrosage des personnes bien placées, et toujours en liquide, prélevé dans son coffre-fort bourré à craquer.
Le cinéma étant un puissant instrument d’éducation et le vecteur idéal de la moralité et des leçons qui s’y rapportent, on se doute que madame Algéria va tomber, au sens policier du terme. Cela se produit le jour où elle veut racheter, retaper et transformer les thermes de Caracalla, sis à Tipaza, établissement dans lequel elle a passé son enfance, et les rebaptiser « Les Thermes de l’Aldjéria », pour en faire un endroit à la mode. L’affaire tourne mal, et, vu qu’en Algérie la corruption est totalement inconnue, on la flanque au trou pour avoir graissé les pattes qui se tendaient : trois ans de cabane. De surcroît, elle y perdra son fils, qui s’enfuit en barque avec Paloma et qui disparaîtra définitivement. Lorsqu’elle sort de prison, sa complice Sheherazade est devenue mère de jumeaux et femme voilée, son appartement est en ruines, et sa fortune s’est évidemment envolée. Il ne lui reste plus qu’à imaginer que son fils a réussi à gagner l’Italie et qu’il y est heureux.
La conclusion est amère, mais on rit beaucoup, et Biyouna fait preuve d’un abattage peu courant. Comme remarque « Le Canard enchaĂ®né », c’est presque une Arletty algérienne.
Réalisateur : Michael Moore
Sc énario : Michael Moore
Musique : Erin O’Hara
Montage : Geoffrey Richman, Chris Seward et Dan Swietlik
Durée : 2 heures et 4 mn
Sortie à Paris : mercredi 5 septembre 2007
Espérons qu’en France, on n’en viendra pas à ce que Sarko rime avec Sicko, titre du dernier film de Michael Moore, qui flingue le honteux système de protection sociale des États-Unis. Film qui réussit à être aussi bon que Bowling for Columbine, et meilleur que Farenheit 9/11.
Cela commence très fort : un blessé est obligé, par économie, de se recoudre lui-même. Lui succède un menuisier qui s’était tranché deux phalanges à la scie circulaire ; l’hôpital lui fait cette offre alléchante : si on vous greffe la phalange, heureusement récupérée, du majeur, c’est 60 000 dollars ; pour celle de l’annulaire, c’est 12 000 dollars seulement. Il a choisi l’annulaire. Ou encore ceci : une automobiliste a eu un accident de voiture qui l’a expédiée à l’hôpital. L’assurance refuse de rembourser, car il n’y a pas eu d’accord « préalable ». Aujourd’hui, cette jeune femme se demande QUAND elle aurait dû demander l’agrément de cet honnête assureur : dans l’ambulance qui l’emmenait à l’hôpital, inconsciente ? Et ces malades qui ne peuvent payer, virés de l’hôpital, parfois avec une clavicule ou des côtes cassées, parfois avec encore une perfusion dans le bras ? Mais rassurez-vous, c’est très humain, on leur paye le taxi, pour qu’ils aillent... où bon leur semble.
Et ces jeunes, que personne ne veut assurer, parce qu’ils sont trop maigres ou trop gros. Ou cette interminable liste de maladies qui vous excluent d’office de l’assurance. En somme, vous n’êtes couvert que si vous ne présentez aucun risque... pour votre assureur !
Parfois, c’est encore plus subtil : on vous assure contre la maladie, mais on vous interdit tel ou tel type de traitement, par exemple les perfusions ; si votre maladie nécessite néanmoins la pose d’une perfusion, vous perdez vos droits. Et parfois, moins subtil, tel ce refus : « Nous ne prendrons pas en charge votre cancer, parce qu’à 22 ans, vous ne devriez pas avoir de cancer » ! Imaginez plutôt un casino où le tapis de la roulette ne comporterait que des zéros.
Au fond, ce système de qui-perd-gagne, où l’enjeu pour l’assureur consiste uniquement à ne jamais payer ce qu’il doit, est simple dans son fonctionnement : d’une part, les compagnies d’assurance salarient des médecins chargés d’examiner les dossiers de demande d’agrément, et l’on compte sur eux pour en refuser le plus possible (plus un médecin-examinateur refuse de dossiers, mieux il est payé. Au pays de l’oncle Sam, cette conception originale du serment d’Hippocrate est normale et naturelle, et l’on peut se demander si ces médecins ne sont pas également actionnaires des entreprises de pompes funèbres). D’autre part, elles payent des enquêteurs chargés de fouiller votre passé médical, ce qui permet parfois l’application de cette invention géniale, la « Condition antérieure d’une personne prudente », valable dans certains États. En clair, si on découvre que, avant de prendre votre assurance, vous n’étiez PAS allé consulter un médecin pour un symptôme que vous aviez alors jugé bénin, la maladie à laquelle se rattache ce symptôme est désormais exclue de la liste des maladies que l’assurance prendra en charge. Ingénieux, non ?
Mais comment en est-on arrivé à ce système pervers, où l’on ne refuse pas les soins, mais le paiement des soins, ce qui, plus hypocritement, revient au même ? Michael Moore en situe l’origine en 1971, sous la présidence de Nixon et le parrainage d’Edward Keiser, inventeur des Health Medical Organizations, l’équivalent libéral de notre Sécurité sociale, deux responsables auxquels il fallut ajouter Ronald Reagan, et pour qui la « médecine socialisée » – souhaitée plus tard par le couple Clinton – devait s’entendre « médecine socialiste », invention diabolique par conséquent. Résultat, les États-Unis sont à la trente-septième place mondiale dans le domaine de la santé, entre la Slovénie et le Costa-Rica, la France occupant la première place ! Et les compagnies d’assurance ont fini par acheter le couple Clinton, après son départ de la Maison-Blanche, en subventionnant ses diverses activités, notamment la campagne sénatoriale d’Hillary.
Lugubre, alors, le film ? Non car, d’autres fois et heureusement, c’est plus rigolo, et la méthode Moore, qui consiste à mettre benoîtement les pieds dans le plat, donne des résultats foudroyants. Échantillon : le père d’une petite fille qui devient sourde a demandé à son assureur de financer une prothèse pour sa fille, or l’assureur ne veut payer que pour une seule oreille ! Le père riposte : ça vous intéresse de figurer dans le film que prépare Michael Moore ? La réponse arrive aussitôt : on vous paye EXCEPTIONNELLEMENT la double prothèse demandée. Merci tonton Michael ! Et comme l’arme favorite de Moore reste le rire, il se rend en Angleterre et fait mine d’y chercher vainement un endroit, clinique, pharmacie, hôpital, où l’on doive payer pour être soigné. Bien entendu il rentre bredouille, clamant qu’on s’est moqué de lui : est-il concevable que la caisse d’un hôpital anglais ne serve qu’à donner de l’argent aux malades pauvres pour qu’ils puissent prendre le bus afin de rentrer chez eux ?
Même observation en France, et là, dérapage. D’abord, il ne sert pas sa cause en prétendant que notre S.O.S. Médecins est un service gratuit – chacun peut vérifier le contraire. Ensuite, Moore interroge des compatriotes expatriés chez nous, qui affirment que, selon eux, les Français obtiennent tout, tout, tout de leur gouvernement, parce que ce gouvernement a peur des citoyens, alors que c’est l’inverse aux États-Unis. Vivre chez nous, apparemment, n’a guère développé le sens politique de ces expatriés !
Mais le comique atteint son paroxysme lorsque, la propagande gouvernementale des États-Unis ayant martelé que les détenus de la base cubaine de Guatanamao étaient fort bien suivis médicalement, Moore affrète trois petits bateaux pour y conduire quelques-uns de ses compatriotes qui sont tombés malades pour avoir aidé au déblaiement des ruines du World Trade Center. Pas de surprise, parvenus à bon port, ils se font jeter, et c’est alors l’injure suprême, Moore fait l’éloge du système de santé de Castro : les États-Unis gaspillent par an et par personne 7000 dollars pour assurer la santé des citoyens, et Cuba seulement 251 dollars, or la mortalité infantile à Cuba est inférieure à celle des États-Unis. Dans la foulée, il emmène « ses » malades à l’hôpital de La Havane, où on les soigne gratuitement, avec succès, et sans leur poser de questions. Ah le traître !
À l’occasion, le spectateur vérifie que les assureurs ne sont pas les seuls à se sucrer, les labos pharmaceutiques également : l’une des malades découvre ainsi que le médicament qui lui est nécessaire et qu’elle paye 120 dollars aux États-Unis ne coûte que 0,05 dollars, soit 2400 fois moins, dans les pharmacies de La Havane. Bref, du haut en bas de l’échelle, l’assuré social aux États-Unis est le pigeon que chacun plume allègrement.
Pirouette finale : Jim Kenefick, l’homme qui avait fondé le plus important site Internet contre Michael Moore, www.moorewatch.com, devait le fermer, car sa femme Donna était gravement malade, et il manquait d’argent. Pince-sans-rire, Moore lui a envoyé 12 000 dollars pour qu’il maintienne son site. Donna va mieux, merci. Et pirouette post-finale, au générique de fin, il insère l’adresse Internet d’un site pour les États-Uniens désireux d’épouser un Canadien en vue d’être mieux soignés.
Et c’est pour ce mirifique bilan que la droite, chez nous, lorgne avec obstination sur le pays prétendu le plus avancé du monde ? Qu’on laisse les jeunes s’expatrier pour aller y faire carrière ? Que notre président bien-aimé se montre si admiratif de ce pays ?
En tout cas, et comme d’habitude, la presse française, que l’on sait presque totalement vendue aux gros industriels et acquise au merveilleux système de valeurs des États-Unis, va se déchaîner contre ce film, pas encore sorti au moment où cette critique est rédigée.
Post-scriptum. Onze jours après la sortie du film, se confirme ce que j’affirmais à propos de la presse française. Le summum de la bêtise a été atteint sur France Inter, dans Le masque et la plume, diffusé le dimanche 16 septembre, où l’unanimité a été faite contre Sicko. Les critiques étaient Danièle Heymann, de « Marianne », Eric Neuhoff, de « Madame Figaro », Emmanuel Burdeau, des « Cahiers du cinéma », et Jean-Marc Lalanne, des « Inrockuptibles ». On n’est pas étonné de la part des éléments masculins, dont le bon sens et la bonne foi sont fréquemment sujet à caution, et particulièrement de Neuhoff, personnage qui se croit très spirituel parce qu’il interrompt sans arrêt les autres pour placer des calembours de bas étage et rarement en situation, et qui a coutume de critiquer le physique des acteurs (Scarlett Johansson a « un visage bovin », Matt Damon « ressemble à une pomme de terre », ouarf !, ça c’est de la critique, coco). En revanche, Danièle Heymann, en dépit d’un manque de vocabulaire flagrant (elle trouve tout « extraordinaire »), est en général plus avisée.
Bref, ayant perdu tout sens de l’humour, ces sommités de la bourde n’ont pas eu un mot à propos des faits et témoignages irréfutables que Moore a produits, et se sont focalisés sur les séquences qu’il a réalisées à l’étranger, en France surtout. Ils n’ont pas perçu cette évidence : qu’il s’agissait d’un gag destiné à faire baisser la tension des faits tragiques par lesquels commence le film, et que la caricature est si outrée que son auteur ne fait que semblant d’y croire. Moore s’y prend toujours de cette façon, il fallait en tenir compte. Gober la plaisanterie comme s’il s’agissait d’un reportage, c’est un manque évident de sens commun, d’autant plus évident que le ton et les propos employés alors par Moore soulignent cette intention.
L’autre argument perfide vient de Neuhoff : les Cubains se sont empressés de soigner leurs visiteurs « parce qu’il y avait des caméras », celles de Moore. Et ils ont réussi à les guérir grâce aux caméras qui les filmaient ? Il faut être d’une ignorance crasse pour ne pas savoir que la médecine préventive a été une priorité imposée par Castro, et que l’état de santé du peuple cubain est sa seule réussite. Passer ce fait sous silence relève tout simplement de la malhonnêteté intellectuelle, et l’on ne s’étonnera pas qu’elle vienne d’un employé du « Figaro ».
Enfin, cette considération, que j’ai déjà exposée ailleurs, il n’est pas plus honnête d’exiger de Michael Moore qu’il donne ce qu’il ne peut pas et ne veut pas donner : un documentaire. Moore ne fait pas de documentaires, il n’en a jamais fait. C’est un pamphlétaire, et s’il force parfois le trait, c’est la méthode de tous les pamphlétaires. C’est un accusateur. Or, au cours d’un procès, on ne s’attend pas que la défense et l’accusation fassent preuve d’objectivité, chacun joue sa partie et laisse l’adversaire assurer la sienne. Moore met en accusation le système qui régit son pays, il en a le droit, comme citoyen, et le gouvernement a les moyens de riposter. Il ne s’en prive d’ailleurs pas.
Titre original : The Bourne ultimatum
Réalisateur : Paul Greengrass
Sc énario : Tony Gilroy, Scott Z. Burns et George Nolfi, d’après le roman de Robert Ludlum
Interprètes : Matt Damon (David Webb, alias Jason Bourne), Albert Finney (le docteur Albert Hirsch), Daniel Brühl (Martin Kreutz), Julia Stiles (Nicky Parsons), David Strathairn (Noah Vosen, directeur-adjoint de la CIA), Scott Glenn (Ezra Kramer, directeur de la CIA), Paddy Considine (Simon Ross), Edgar Ramirez (Paz), Joan Allen (Pamela Landy), Tom Gallop (Tom Cronin), Corey Johnson (Wills), Joey Ansah (Desh Bouksani), Colin Stinton (Neal Daniels), Dan Fredenburgh (Jimmy), Lucy Liemann (Lucy), Bryan Reents, Arkie Reece, John Roberson, Russ Huard (techniciens), Mark Bazeley (Betancourt), Sinead O’Keeffe (Chamberlain), Scott Adkins (l’agent Kiley), Branko Tomovic, Laurence Possa (policiers russes), Trevor St. John, Albert Jones (agents de l’ équipe tactique), Jeffrey Lee Gibson (le chaufffeur de Vosen), Uriel Emil Pollack (le gardien de la morgue), Omar Hernández, William H. Burns (policiers de New York), Michael Wildman (agent du CRI), Kai Martin (Hoody), Chucky Venice (l’agent Hammond), Ben Youcef (Nabil)
Musique : John Powell
Montage : Christopher Rouse
Durée : 1 heure et 51 mn
Sortie à Paris : mercredi 12 septembre 2007
Attention, trilogie ! Voici donc le dernier épisode, riche en comique involontaire (The Bourde ultimatum ?), de la saga sur Jason Bourne. Si vous ne voyez pas de quoi il s’agit, si vous débarquez d’une soucoupe volante et vous apprêtez à téléphoner à la maison, si vous sortez d’un séjour de plus de cinq ans à Fleury-Mérogis, où vous avez suivi le stage Sodomie et Verlan, je vous mets au courant.
Donc la CIA, organisme sans lequel le monde serait moins attrayant que nous le voyons puisque la liberté n’existerait nulle part, a transformé la personnalité de David Webb, rebaptisé Jason Bourne, pour en faire un tueur. Puis, se ravisant vu que seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, elle a tenté de l’éliminer « parce qu’il en sait trop » (pourtant, elle l’avait aussi rendu amnésique !). Le réalisateur Paul Greengrass finit de nous raconter cette histoire à rallonges dans ce troisième opus, sachant qu’il y a eu trois films, titrés, dans l’ordre, The Bourne identity (alias La mémoire dans la peau), en 2002, The Bourne supremacy (alias La mort dans la peau), en 2004, et The Bourne ultimatum (alias La vengeance dans la peau), en 2007 – donc cette année pour les distraits. Pour être précis, Greengrass n’a réalisé que les deux derniers, le premier étant dû à Doug Liman. Et les trois films ont pour vedette Matt Damon, que vous avez certainement aussi dans la peau, sinon vous êtes impardonnable après tant d’insistance de la part des titres français.
Parenthèse : Greengrass est un réalisateur britannique qui avait brillamment réussi Bloody Sunday, sur la guerre d’Irlande, et pas trop raté Vol 93, à propos de cet avion de ligne que ce farceur de Ben Laden avait tenté de lancer sur la Maison-Blanche le 11 septembre 2001 – mais là, Oussama, loupant de peu le quarté gagnant, avait raté son coup. Greengrass y a gagné une cote fabuleuse auprès de la critique, laquelle a donc tressé des couronnes, et pas mortuaires, à La vengeance dans la peau. Comme quoi on a raison de devenir célèbre. Or ce dernier module, entièrement filmé en plans ultra-courts pris avec une caméra portée, la marque de fabrique de Greengrass, est en fait un festival de poursuites, de cascades et de bris de verre, dans un vacarme quasi-permanent. Alors, le film va se faire flinguer par la critique ? C’est compter sans la résurgence de la politique des auteurs, inventée il y a très longtemps par « Les Cahiers du Cinéma » ; en clair, dès qu’un réalisateur était jugé bon par les critiques appartenant à leur chapelle, tout ce qu’il faisait DEVAIT être considéré comme majeur. Hitchcock et Hawks furent les principaux bénéficiaires de ce point de vue pas du tout offensant pour le sens commun, mais il va sans dire que le copinage bien parisien en fit ses choux gras (plus tard, et prière de ne pas rire, lorsque Daniel Filipacchi, le créateur de « Salut les copains ! », émission d’Europe 1, racheta « Les Cahiers du Cinéma », on vit cette revue faire l’éloge d’un film avec Johnny Hallyday, D’où viens-tu Johnny ?). Paul Greengrass est dans ce cas, il « a la carte », comme on dit, et il est devenu intouchable. Cette ferveur un peu bidon s’est ainsi étendue aux deux films sur Bourne qu’il a réalisés. Et peu importe si l’on ne comprend rien à l’histoire, et si Matt Damon n’a rien d’autre à faire que de sauter par des fenêtres, de participer à des poursuites en voiture et de castagner tout ce qui bouge.
Mais revenons à notre David Webb, dont, pour dissiper d’emblée toute équivoque, je précise qu’il n’a aucun lien de parenté avec Potsie Webb, l’ahuri chanteur de Happy days. En outre, je suis désespéré de devoir vous annoncer que, des trois films, seul le premier était passable : il se déroulait en partie à Paris, et c’était assez réjouissant de relever la fantaisie des itinéraires que suivait Jason Bourne. Par exemple, après avoir dévalé en voiture les escaliers de la butte Montmartre, il se retrouvait dans le seizième arrondissement, sur la voie express Georges-Pompidou ; ou encore, sortant de la morgue, quai de la Rapée, il débouchait dans la rue Saint-Denis. Mais on sait ce que c’est, le plan de Paris, c’est compliqué, pour les étrangers...
Bref, Jason-Webb n’ignore plus, depuis la fin du deuxième épisode, qu’il porte le même nom que Potsie (je brode, là), mais il veut en savoir davantage. Alors il passe de Paris à Londres, puis à Madrid, et se retrouve à Tanger, où le spectateur commence vraiment à se marrer s’il connaît le Maroc. D’abord, parce que, ainsi que dans cent pour cent des films de poursuite, il a emmené une fille avec lui (Jason, pas le spectateur). Normal, si vous passez votre vie à fuir des tueurs tout en cherchant à savoir qui vous êtes, vous traînez obligatoirement une fille pour vous tenir compagnie et repasser vos chemises. Ensuite, parce que, à peine arrivé, le couple loue une chambre dans un hôtel et se met à interroger Internet. Un couple non marié qui parvient à prendre une chambre dans un hôtel marocain, c’est hautement crédible. Un peu, si vous voulez, comme de publier des caricatures de Mahomet ou des photos du roi Mohammed VI, dit « M6 », et à poil, dans « Le Matin du Sahara et du Maghreb ».
Après quelques péripéties du genre castagne, et deux ou trois cascades que je ne vous conseille pas de reproduire chez vous, comme ils disent sur M6 (justement !), Jason arrive à New York et parvient à s’introduire dans le bureau du directeur-adjoint de la CIA, le chef des méchants qui veulent sa peau. Là, il cuisine le toubib qui a mis au point le procédé de décervelage ayant fait de lui, David Webb, un Jason Bourne. C’est enfin la séquence-révélation, et c’est si important que je change de paragraphe.
Voici donc la grrrrrande chute pour laquelle il a fallu trois films et cinq ans d’attente : Webb n’est devenu un tueur à la solde de la CIA que parce qu’il était volontaire. Comme il dit, il voulait « sauver des vies américaines » (traduisez : tuer des gens avec l’estampille du gouvernement. C’est bien Flaubert qui a dit que le patriotisme était le dernier refuge de la canaille ?). Quelle surprise, le futur tueur avait des prédispositions ! Ça c’est du scénario, coco !
Et le dénouement est à la hauteur, c’est le cas de le dire : sur le point d’être capturé, Jason saute du dixième étage dans le fleuve qui a la bonne idée de passer juste sous les fenêtres du bureau de la CIA. Et là, arrêt sur image, histoire de créer un suspense pas du tout bidon : va-t-il se noyer, ou pas ? En attendant la réponse, sur laquelle n’hésiteront que ceux qui n’ont jamais remarqué que la vedette d’un film meurt assez rarement en cours de route (sauf dans Psychose, je sais, ne m’embĂŞtez pas), on passe au dénouement politique moralisant : dénoncés par une de leurs collaboratrices qui s’est repentie, les méchants – à savoir le directeur-adjoint de la CIA et le vilain docteur qui, comme par hasard, porte un nom étranger, Albert Hirsch – sont traduits devant une commission d’enquête sénatoriale, qui va certainement nettoyer les écuries d’Augias, comme cela se produit chaque fois que ladite Centrale se fait pincer dans une de ces modestes bavures qui font tout son charme depuis sa création en 1947. Puis on revient à Jason sous la flotte, l’image se défige, et notre héros revient à la surface, enfin libéré de tout souci.
C’est la grâce que je vous souhaite également.
Réalisateur : Pascal Thomas
Sc énario : François Caviglioli et Nathalie Lafaurie, d’après le roman d’Agatha Christie
Interprètes : Danielle Darrieux (Camille Tressilian), François Morel (le commissaire Martin Bataille), Melvil Poupaud (Guillaume Neuville), Laura Smet (Caroline Neuville),Chiara Mastroianni (Audrey Neuville), Alessandra Martines (Marie-Adeline), Clément Thomas (Thomas Rondeau), Xavier Thiam (Fred Latimer), Hervé Pierre (Ange Werther), Vania Plemiannikov (Pierre Leca), Jacques Sereys (maĂ®tre Trevoz), Valériane de Villeneuve (Emma), Paul Minthe (Heurtebise), Carmen Durand (Barrette), Dominique Reymond (madame Geoffroy, directrice du collège), Camille Balsan (Sylvie Bataille), Ariane Rousseau (madame Roger, gérante des Flots Bleus), Hassen Brahiti (le docteur Lazerbi), Bernard Marcatte (Loïc Brezounec), Héloïse Wagner (une fonctionnaire de police), Pascal Thomas (le médecin légiste – absent du générique)
Durée : 1 heure et 47 mn
Sortie à Paris : mercredi 31 octobre 2007
– Élémentaire, mon cher Watson !
Non, il n’y a pas d’erreur, c’est bien d’Agatha Christie qu’il va s’agir ici, et non de sir Arthur Conan Doyle, l’auteur des romans et nouvelles sur Sherlock Holmes. Et l’interjection ci-dessus, qui ne figure nulle part dans les œuvres de Conan Doyle, contrairement à ce que croient quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent, est bien de la main de Dame Agatha : elle apparaît pour la première fois en 1929, dans une longue nouvelle intitulée L’affaire de la perle rose, qui mettait en scène les deux jeunes détectives Tommy et Tuppence, de leurs vrais noms Thomas Beresford et Prudence Cowley, ceux-là précidément que Pascal Thomas avait mis en scène dans Mon petit doigt m’a dit, sa première adaptation de la romancière anglaise.
Agatha Christie portait comme nom de plume le patronyme de son premier mari, dont elle divorça très vite, le major Christie, avant d’épouser l’homme de sa vie, l’archéologue Mallowan (« Mariez-vous avec un archéologue, plus vous vieillirez, plus il vous trouvera intéressante ! », disait-elle). Elle-même était passionnée par cette discipline, et quelques-uns de ses romans policiers se déroulent dans ce milieu et dans les pays où exerçait son mari, Égypte et Irak. Il s’agit toujours de romans de détection : un crime a été commis, et le détective cherche (et trouve toujours !) le coupable. Il y en eut quatre-vingts, auxquels on doit ajouter des nouvelles et des pièces de théâtre relevant du même genre, et quelques romans psychologiques signés Mary Westmacott. Notons que sa pièce The mousetrap bat tous les records de longévité, puisqu’elle se joue à Londres depuis... 1952 ! Dotée d’une imagination prodigieuse, Agatha Christie réussit l’exploit de ne jamais se répéter à travers toutes ces intrigues, auxquelles, de façon surprenante, elle ajouta une énigme dans sa vie personnelle, lorsqu’elle disparut durant quelques semaines, moins tapageusement toutefois que l’avocat Vergès, qui en fit trop, comme d’habitude, et prolongea le mystère pendant sept ans !
Dame Agatha fut très vite et resta fort considérée dans son pays d’origine. Chez nous, le genre où elle excellait est assez méprisé (les romanciers français n’écrivent guère de romans de détection), et cette mise à l’écart s’aggrave du fait que la romancière britannique n’était pas de gauche, loin s’en faut. Elle n’en a pas moins fait la fortune de la collection Le Masque, chez Gallimard !
Plusieurs des romans d’Agatha Christie ont fait date par leur intrigue très particulière. Il y eut celui où l’enquête était racontée tout au long par le meurtrier lui-même, mais on n’apprenait ce détail qu’à la dernière page ; celui où dix personnes mouraient dans un lieu clos, assassin inclus ; celui qui se déroulait dans l’Égypte antique (premier d’un genre qui depuis a fait florès) ; celui où les victimes se succédaient par ordre alphabétique, la seule qui comptait pour l’assassin n’étant pas la dernière ; celui où le détective mourait à la fin, non sans avoir exécuté lui-même l’assassin, etc.
En dépit de son succès, les romans d’Agatha Christie ont été assez peu adaptés pour le cinéma, et dans ce cas, plutôt mal, surtout en ce qui concerne les deux enquêteurs vedettes de la romancière, miss Marple et Hercule Poirot. Seule exception de qualité, Témoin à charge, réalisé par Billy Wilder d’après une de ses nouvelles, qui n’était pas une histoire de détection ; la distribution, haut de gamme, comprenait Marlene Dietrich, Charles Laughton et Tyrone Power. En revanche, l’Hercule Poirot de Peter Ustinov est aux antipodes du Poirot d’origine, et la miss Marple de Margaret Rutherford est un dragon qui n’évoque en rien la charmante vieille dame de Saint-Mary-Mead. Il a fallu attendre la télévision, évidemment britannique, pour voir des adaptations correctes : David Suchet est un excellent Poirot, et Joan Hickson une miss Marple acceptable, sans être parfaite. En France, il semble que l’on ait évité de représenter ces personnages, et les deux productions de Pascal Thomas ne les emploient pas.
*
Le titre du film, choisi par l’éditeur français du roman, n’est pas très judicieux. C’est une traduction approximative de Towards zero, ce qui signifie « vers zéro » (le titre de la version espagnole, « Hacia zero », est fidèle), et suggère l’expression mathématique tendre vers zéro. Traduire, comme on en serait tenté, par « L’heure H », n’est pas plus exact. Mais ce titre est explicité dans le premier chapitre, par un vieil avocat en retraite, qui argĂĽe que les romans policiers ont le tort de commencer par un meurtre, alors que le crime est au contraire l’aboutissement d’un long processus, où le hasard a aussi sa part. Pas bĂŞte.
L’adaptation, elle, est très fidèle au livre. À deux détails près. D’abord, on a un peu sottement attribué à la vieille dame de l’histoire un goût pour l’opium assez saugrenu : les grandes dames, chez Agatha Christie, ne se droguent pas (et elles ne disent pas « C’est d’la merde ! », mais on a dû penser que Danielle Darrieux, depuis Persepolis, avait pris goût au langage vert). Ensuite, la vengeance du meurtrier se trouve affadie par la transposition en 2007. L’histoire peut en effet se résumer ainsi : A veut se venger de B en lui collant sur le dos l’assassinat de C, dont il se charge mais sans y avoir aucun autre motif. Dans l’Angleterre de 1944, cela valait à B la peine de mort par pendaison ; dans la France de 2007, seulement quelques années de prison, et c’est peu, compte tenu de la haine ressentie par A...
Tous les détails ont été conservés, y compris une grande part des dialogues, qui viennent tout droit du livre, et le déplacement de l’intrigue vers la Bretagne convient parfaitement. Décors et interprétation sont à la hauteur, avec une mention particulière pour Laura Smet, qui joue très bien un rôle pas si simple que cela. Une seule fausse note, dans la scène finale de Melvil Poupaud, lorsque son personnage perd les pédales et laisse apparaître sa folie : il grimace alors et se démène comme on le faisait au temps du cinéma muet.
Et puis, on comprend assez mal que le vieil avocat, si charmant, si courtois dans les autres séquences, fasse à table des remarques désobligeantes sur le physique et sur les moyens d’existence d’un invité, à voix haute et en sa présence. C’est incohérent.
Le film est très agréable à suivre, pas du tout ennuyeux comme certains l’ont écrit, et il est plutôt meilleur que le précédent film de Pascal Thomas.
Réalisateur : Paul Haggis
Sc énario : Paul Haggis et Mark Boal
Interprètes : Tommy Lee Jones (Hank Deerfield), Charlize Theron (détective Emily Sanders), Jason Patric (lieutenant Kirklander), Susan Sarandon (Joan Deerfield), James Franco (sergent Dan Carnelli), Barry Corbin (Arnold Bickman), Josh Brolin (chef Buchwald), Frances Fisher (Evie), Wes Chatham (caporal Steve Penning), Jake McLaughlin (Gordon Bonner), Mehcad Brooks (Ennis Long), Jonathan Tucker (Mike Deerfield), Wayne Duvall (détective Nugent), Victor Wolf (Robert Ortiez), Brent Briscoe (détective Hodge), Greg Serano (détective Manny Nunez), Brent Sexton (lieutenant Burke), Devin Brochu (David Sanders), Zoe Kazan (Angie), Glenn Taranto (détective Wayne), Jennifer Siebel (Jodie), Joseph Bertot (concierge de l’école), Rick Gonzalez (technicien du téléphone), Loren Haynes (photographe de la police), Babak Tafti (prisonnier irakien), Sean Huze (capitaine Jim Osher), Jack Merrill (médecin légiste), Kathy Lamkin (gérante du snack-bar), David Doty (vendeur de pièces détachées), Pab Schwendimann (videur du Pussy’s bar), Josh Meyer (Joseph R. Millard), Arron Shiver (policier), Jo Harvey Allen (Jo Anne), Chris Browning (barman du Checker Box), David House (fonctionnaire de la morgue), Pierre Barrera (barman du TD), Mike Hatfield (mari de Jo Anne), James Haggis (joueur de football), Randall Adams (nouvelle recrue), Hans Steckly (caporal Steckly)
Photo : Roger Deakins
Musique : Mark Isham
Montage : Jo Francis
Durée : 2 heures et 1 mn
Sortie à Paris : mercredi 7 novembre 2007
Scénariste d’une trentaine de films et téléfilms, Paul Haggis n’avait réalisé pour le cinéma que Crash, distribué en France sous le titre Collision pour ne pas créer de confusion avec le Crash de David Cronenberg. Ce premier film, qui relevait du redoutable genre « film choral » et traitait principalement du racisme aux États-Unis, avait été bien accueilli par le public, un peu moins bien par la critique. Cette fois, et sans la moindre ambiguïté, c’est la politique guerrière du pays qui est la cible, via les catastrophes provoquées par la guerre d’Irak, non point tant sur les Irakiens eux-mêmes, que sur les boys envoyés par Bush pour, dit-on, « rétablir la démocratie » dans un pays qui n’était nullement demandeur. Au passage, on égratigne les lubies machistes de certains pères, et leur obsession du patriotisme, qui pollue l’éducation des garçons aux États-Unis. Détaillons.
La vallée d’Elah est ce lieu où la Bible situe le combat entre David et Goliath. David, jeune berger d’Israël, y affronta en combat singulier le géant Goliath, champion du camp des Philistins, et le tua d’un seul coup de sa fronde. Transposé de nos jours, ce mythe met en parallèle David, qui représente le fameux « camp de la liberté » auquel nous devons tant, et Goliath, symbole des Barbares étrangers, ceux qui trouvent quelques raisons de contester ce point de vue et le taxent d’imposture. Par exemple, en rappelant que si les Yankees « nous ont libéré » du nazisme, c’est surtout parce qu’ils se sont servis des plages normandes pour y débarquer, et que leur engagement dans la Deuxième Guerre Mondiale (que mon pessimisme naturel m’interdit de qualifier de « Seconde ») connut un certain retard à l’allumage : très précisément, après que les États-Unis furent symboliquement attaqués par les Japonais à Pearl Harbor ; avant cela, non seulement ils n’avaient pas bronché, mais ils avaient même envisagé une alliance avec Hitler pour se défaire de l’Union soviétique !
Que nous dit ce film ? Exactement ce que disait Full metal jacket en 1987 : que, non seulement la guerre présente le petit inconvénient de causer la mort d’un tas de gens qui n’avaient rien demandé à quiconque, mais encore, qu’elle transforme, et pas en bien, celui qui la fait – y compris s’il la gagne. Ce film de Kubrick montrait un soldat pacifiste (il en arborait le symbole sur son casque) à la longue mué en tueur, qui, à la fin, abattait une fille du camp opposé, le seul combattant vivant du Nord-Vietnam que l’on voyait dans tout le film, en fait ! Dans La vallée d’Elah, cet effet pervers va se manifester d’identique façon sur le jeune Mike Deerfield, soldat engagé, parti en Irak pour la guerre que vous savez, et qui, lors d’une permission dans son pays, disparaît soudain.
Le personnage central est son père, Hank, un ancien de la police militaire, ce qui explique sa capacité à mener une enquête dans un milieu qu’il connaît parfaitement, quoique l’ayant quitté. Cet homme a déjà perdu un premier fils au combat, il ne va pas tarder à apprendre que son second fils est mort aussi... mais pas à la guerre ! Le corps du jeune homme est en effet retrouvé, dépecé, lardé de quarante-deux coups de couteau, et en partie carbonisé.
L’enquête ne sera pas aisée, car l’examen du lieu où le corps a été retrouvé montre qu’il a été déplacé. Sommes-nous, dans cette hypothèse, sur un terrain appartenant à la ville ? Auquel cas la police locale est compétente. Ou sur un terrain de l’armée ? Auquel cas... vous avez compris ! Néanmoins, quoique traînant visiblement les pieds, l’armée coopère, et Hank, aidé par une enquêtrice de la ville hélas un peu trop jolie pour que ce soit crédible, parvient à interroger les camarades de son fils et à cerner peu à peu la vérité.
Elle n’est pas rose, la vérité. Après une cascade de pieux mensonges débités par les copains, peu enclins à raconter à sa famille comment se passait les permissions du samedi soir (drogue, alcool et putes), scrupule qui se comprend, ils finissent par avouer que leur camarade était devenu en Irak, non seulement un drogué, mais surtout un tortionnaire, voire un meurtrier ! Et ils finissent par tout déballer : le jeune homme a été tué par eux lors d’une de ces virées du samedi soir, qui a mal tourné. Affolé, ils ont tenté de faire disparaître le corps.
La grande adresse du scénario réside dans la façon de contourner les flashbacks nécessaires à la compréhension du passé récent de Mike : le garçon avait l’habitude de prendre des vidéos avec son téléphone mobile ; comme le gadget a souffert de la chaleur, ces vidéos sont en partie inexploitables, et le père confie l’appareil à un technicien, qui les reconstitue peu à peu et les lui envoie par courrier électronique. On apprend ainsi graduellement ce que le soldat avait filmé... et qui le dénonce comme tortionnaire. Cette astuce de scénario est inédite, je crois, et très adroite. Tout le film, d’ailleurs, montre la maîtrise du réalisateur, qui, soit dit en passant, se garde bien de tomber dans le nationalisme. Et « Le Canard enchaîné » a bien tort d’y voir un éloge de l’armée, et de critiquer les plans montrant le drapeau des États-Unis, car c’est le propos même de l’auteur : au début, il est expliqué qu’arborer le drapeau à l’envers, « la tête en bas », est un signe international signifiant qu’un pays en détresse appelle au secours ; à la fin, le drapeau est effectivement placé ainsi par le personnage du père, affichant que le pays a perdu les pédales, et qu’il y est devenu normal de se droguer, de torturer pour le plaisir, et bien sûr de tuer. Bref, le père a enfin compris, quoique un peu tard.
Tommy Lee Jones, qui reste impassible tout au long du récit, parvient à faire passer le message sans faire les pieds au mur. En revanche, la presse nous a révélé que Susan Sarandon, pour des raisons politiques, tenait beaucoup à jouer dans le film, alors qu’il n’y avait aucun rôle pour elle. Paul Haggis lui a donc écrit quelques scènes, dont la seule utilité est de voir la mère lancer Ă son mari ses quatre vérités sur sa façon d’exiger de ses fils qu’ils lui ressemblent – véritable cause de leur mort. Et voilà comment, une fois de plus, un film dépasse les deux heures...
Réalisateur : Abdellatif Kechiche
Interprètes : Mohamed Benabdeslem, Farida Benkhetache, Habib Boufares, Leila D’Issernio, Cyril Favre, Carole Franck, Hafsia Herzi, Alice Houri, Bruno Lochet, Olivier Loustau, BouraouĂŻa Marzouk, Gilles Matheron, Sabrina Ouazani, Sami Zitouni
Photo : Lubomir Bakchev
Montage : Ghalia Lacroix
Durée : 2 heures et 31 mn
Sortie à Paris : mercredi 12 décembre 2007
Adieu Marivaux, bonjour le couscous au poisson ! Il a fallu patienter jusqu’Ă la deuxième semaine de décembre pour dénicher le plus mauvais film français de l’année, c’est chose faite, passons Ă 2008.
Abdellatif Kechiche (il se fait maintenant appeler « Abdel », ce qui n’a aucun sens, puisque ce mot est un simple préfixe signifiant « esclave de ») avait connu un grand succès avec L’esquive, dont le sujet avait le mérite d’ĂŞtre intéressant : faire jouer une pièce classique par des lycéens de banlieue, qui découvraient au passage que les sentiments décrits étaient éternels. Ici, on va le voir, l’argument du film est Ă trois crans au-dessous. Toutefois, L’esquive souffrait d’une tare que les admirateurs du film ont passée sous silence, le récit en était parsemé de conversations de lycéens, un peu longuettes, et du niveau que vous devinez : Untel « sort » avec Unetelle, Tartempion a dit du mal de Trucmuche, etc. Original et passionnant, donc. Il paraĂ®t que le réalisateur voulait souligner que les préoccupations des personnages de Marivaux étaient du mĂŞme ordre. Rions de cette illustration du burlesque « Tout est dans tout, et réciproquement »... En outre, le mĂŞme auteur-réalisateur s’était cru obligé d’inclure dans son film une scène de violence policière (verbale) parfaitement en dehors du sujet, mais fort propre Ă lui rallier les humanistes de gauche bien parisiens, comme disait Desproges. Résultat inévitable, le film était passé sur Arte, la plus mauvaise chaĂ®ne hertzienne, quoique la seule, faisant dans la culture (je vous rappelle que sa spécialité est de diffuser les chefs-d’Ĺ“uvre du cinéma en version doublée, sous le prĂ©texte que la version originale est indisponible, mensonge Ă©hontĂ© dont j’ai mentionnĂ© la preuve).
Il se trouve que ces défauts, et surtout le premier, sont amplifiés Ă l’extrĂŞme avec La graine et le mulet. Cette fois, on prend un sujet social, et plus précisément d’ascension sociale, que Ken Loach aurait traité, lui, avec justesse et intelligence : un immigré maghrébin, employé depuis trente-cinq ans dans un chantier naval de Sète, est victime d’un licenciement économique alors qu’il approche de la retraite. Il utilise ses indemnités pour ouvrir un restaurant de couscous sur un vieux rafiot qu’il rafistole avec sa famille. DéjĂ , une remarque : son projet est si mal conçu, son dossier si peu préparé (il lui faut des autorisations et un prĂŞt bancaire) qu’on ne croit pas une seconde qu’il ait pu y parvenir. Pourtant il y arrive, mais la soirée inaugurale est gâchée, parce que son fils est reparti en voiture en oubliant de décharger la marmite, d’ailleurs ridiculement trop petite, contenant la semoule du couscous, préparée chez sa mère (l’ex-femme du père). Absurde ! On a vu en chantier la rénovation du bateau et la construction de la cuisine, pourquoi diable faire préparer les ingrédients du menu ailleurs que dans le restaurant ? Heureusement, la maĂ®tresse du restaurateur amateur viendra Ă la rescousse avec une autre marmite, encore plus petite, contenant un couscous de secours préparé en hâte, et qui sans doute sera moins bon, puisque ce plat exige une longue préparation.
Mais le pire n’est pas dans ce sujet insignifiant – on a vu pire ! – ni dans ce scénario bancal, il est dans la réalisation proprement dite. Comme relevé plus haut, le péché mignon du réalisateur, c’est la volubilité pseudo-informative : les personnages discutent (ou se disputent) interminablement, et c’est censé nous en apprendre beaucoup sur leur mode de vie, du moins Ă ce que pensent les naĂŻfs. Or ce mode de vie diffère si peu de celui de tous les Français, maghrébins ou pas, que l’information délivrée vaut zéro, ou guère plus ! MĂŞme la religion – avec ses interdits alimentaires – est quasiment ignorée, de sorte qu’on ne voit guère la différence entre ces Maghrébins-lĂ et notre voisin de palier. Jusqu’Ă la langue arabe qui ne joue quasiment aucun rĂ´le, tout le monde parlant uniquement le français. On est donc accablés par une demi-douzaine d’intermèdes sur la difficulté du travail dans un chantier dont le patron est pressé par le temps, sur les qualités de cordon-bleu d’une mère de famille, sur une petite fille de deux ans qui a pissé dans sa culotte plutĂ´t que dans le pot (!), sur l’enchérissement du prix des couches de bébé, et sur une foule d’autres sujets capitaux, pour terminer par une diatribe de dix minutes prononcée par une épouse russe rendue hystérique parce que son mari la trompe tous azimuts. Le pire, en ce qui concerne cette dernière tirade qui tombe comme un cheveu sur la soupe, ou comme une merguez dans le couscous (une hérésie gastronomique, les vrais connaisseurs le confirmeront), c’est qu’elle interrompt le récit et le suspense dont je parlais plus haut, suspense qui vient de commencer avec le constat de la disparition du couscoussier, et dont le spectateur attend la résolution, laquelle en sera retardée d’autant. Pour ne rien arranger, on fait « patienter » les invités du restaurant – et le spectateur – avec une exhibition de danse du ventre, dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est pénible : nonobstant ses talents d’actrice, la fille, qui possède un joli visage mais dont on raconte qu’elle s’est fait grossir pour ce film, idée malheureuse, apparaĂ®t donc trop grasse dans cette scène, et manque d’attrait. De toute façon, ce type de danse est d’une vulgarité qui dépasse l’imagination.
Au bilan, une heure de trop, que le public occupe Ă bailler ou Ă regarder sa montre, et qui entraĂ®ne le film Ă dépasser les deux heures et demie ! Bref, réalisation teintée d’amateurisme. Or, d’un réalisateur de cinéma, on attend qu’il progresse. Ici, c’est un grand bond en arrière.
Cela dit, je vous prédis que Le masque et la plume, via le vote de ses auditeurs, va sacrer le film comme « le meilleur de l’année », pour la France en tout cas. Cela ne rate jamais, l’humain est un ingrédient qui paie Ă tous coups.
Sur France Inter, et comme prĂ©vu, l’émission du dimanche soir Le masque et la plume avait atteint le fond du ridicule en couvrant le film de louanges sans la moindre nuance, allant mĂŞme jusqu’au « Nous vous ORDONNONS d’aller voir ce film ». La seule timide rĂ©serve, sur la longueur du film, fut faite par Éric Neuhoff, qui n’est d’ailleurs pas toujours aussi avisĂ©.
Cela n’a pas raté, une avalanche de lettres d’auditeurs indignés, dont beaucoup disaient ce que j’avais Ă©crit, s’est abattue sur la rédaction. En vrac :
- J’ai trouvé totalement excessif votre enthousiasme sur La graine et le mulet. Ce film est beaucoup trop long et ne supporte pas les deux heures trente.
- ArrĂŞtez les éloges : Pagnol, Renoir, Sautet, et puis quoi encore ? Auditeurs, n’allez pas voir ce film, c’est parfaitement chiant, redondant dans le chiant.
- Comment avez-vous pu encenser ce menu indigeste ? C’est du démagogisme, du misérabilisme pour gauche caviar.
- Moi, je ne suis pas bouleversé par un gros plan d’une obscénité complaisante sur le ventre d’une post-adolescente ondulant comme une anguille et qu’on veut nous faire passer pour une sirène, sous les regards lubriques de soiffards racistes.
- Un nombril, fĂ»t-il splendide, ne justifie pas la longueur de la séquence.
- Cessez d’envoyer des gens s’embourber dans du cinéma documentaire. Autant regarder Strip-tease sur France 3, au moins c’est intéressant.
- J’ai moi aussi perçu l’humanité de cette famille immigrée, mais j’ai surtout ressenti ennui, malaise, agacement ou dépit.
- Quelle déception et quelle fatigue visuelle ! Ce film tombe dans tous les travers du complexe médiatico-hystérique actuel.
- Merci, Éric Neuhoff, pour cet avis si juste sur La graine et le mulet, qui, en plus, a le mérite d’aller Ă contre-courant de ce concert de louanges injustifiées.
- Les scènes sur les couches-culottes, le couscous familial, la colère de la femme trompée sont interminables.
- Moi aussi, j’ai une partie de ma famille beur. Heureusement, nous avons des converssations plus intéressantes.
- Ne vous en déplaise, je dois vous avouer que je suis d’acccord avec Éric Neuhoff, il n’y a rien de pire qu’un film raté, une heure de moins aurait en effet rendu ce film sublime.
- Les acteurs jouent mal.
- Que se passe-t-il ? J’ai l’horrible sensation qu’un fossé de plus en plus large se creuse entre les critiques et le public.
- Il est manifeste que le nombre d’histoires dans l’histoire a perdu le réalisateur, au point de n’en finir aucune.
- Une épuisante, mais, je le reconnais, époustouflante expérience, qui aurait eu un impact aussi fort et moins indigeste avec une heure de moins.
Tous ces gens sont (eux aussi) des malveillants racistes, c’est flagrant !
Commentaire des critiques mis en cause pour emballement excessif : il n’y a que les mécontents qui écrivent. C’est faux, bien sûr, et démenti par le courrier habituel de l’émission. Et puis, cela n’enlève rien aux arguments des spectateurs fourvoyés et déçus.
Sites associés : Yves-André Samère a son bloc-notes films racontés
Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1er janvier 1970.