Réalisateur : Alfred Hitchcock
Scénario : Alec Coppel et Samuel Taylor, daprès le roman Dentre les morts, de Pierre Boileau et Thomas Narcejac
Interprètes : James Stewart (John Ferguson, alias Scottie), Kim Novak (Judy Barton), Barbara Bel Geddes (Midge Wood), Tom Helmore (Gavin Elster), Henry Jones (le coroner), Raymond Bailey (le médecin de Scottie), Ellen Corby (la gérante de lHôtel McKittrick). Absents du générique : Jean Corbett (la vraie Madeleine Elster), Joanne Genthon (Carlotta Valdez), Fred Graham (le policier qui tombe du toit), Sara Taft (la religieuse)
Musique : Bernard Herrmann
Durée : 2 heures et 8 mn
Sortie mondiale : aux États-Unis, le 9 mai 1958 ; en France, le 12 décembre 1958
Cest bien à tort quon assimile les films dHitchcock au genre policier. Et la genèse de Vertigo (le titre français Sueurs froides est bien plat) ne fait rien pour clarifier ce point. Le film est en effet tiré dun roman policier, dont on a prétendu qu’il avait été écrit spécialement pour être vendu à ce réalisateur (anecdote douteuse), et ce malentendu sur les genres cinématographiques ira jusquà provoquer une action en justice et une interdiction !
Les romanciers français Pierre Boileau et Thomas Narcejac étaient un duo spécialiste du « roman de détection ». Le roman de détection repose sur un principe immuable, la recherche de lassassin, et cest un genre très prisé des Britanniques. Les deux écrivains les plus connus du genre sont Arthur Conan Doyle et Agatha Christie. Le roman de détection nest quune variante du roman policier, et il se trouve aujourdhui assez démodé, justement parce que les auteurs que je viens de citer, ainsi que leurs nombreux émules, ont, selon toute apparence, épuisé les possibilités de renouvellement. En outre, Boileau et Narcejac ont basé un certain nombre de leurs romans sur un truc très simple : un crime a eu lieu, on recherche lassassin, la personne soupçonnée savère toujours innocente, et le véritable coupable est très souvent... la victime ! Cest ingénieux, divertissant, ça ne mange pas de pain, et ça soublie vite. Aucune raison de mépriser ce genre de livre, mais si quelquun peut me citer, à froid, un seul titre de Boileau et Narcejac, je veux bien manger le chapeau de madame de Fontenay (cest une image).
Leur roman Celle qui nétait plus, daté de 1952, obéit fidèlement à ce système tout en se rattachant à un genre qui en dérive : un mystère qui semble reposer sur le surnaturel, alors que lexplication finale est rationnelle ; si vous avez lu La chambre ardente, de John Dickson Carr, spécialiste du crime en chambre close, vous voyez de quoi il sagit. De ce roman, le réalisateur français Henri-Georges Clouzot tira en 1955 un excellent film, Les diaboliques, célèbre à bon droit. Paul Meurisse jouait lapparente victime, et son faux assassinat, prélude à ses réapparitions fantômatiques, navait pour but que de pousser dans la tombe son épouse cardiaque Véra Clouzot afin den hériter, avec la complicité de sa maîtresse Simone Signoret. Les amants diaboliques se faisaient pincer à la fin, comme de juste, par le détective Charles Vanel. La qualité du film de Clouzot fut démontrée a contrario par léchec sanglant de son remake américain, Diabolique, avec Sharon Stone et Isabelle Adjani. Et à ce propos, si quelquun peut mexpliquer pourquoi lon sobstine à faire des remakes invariablement voués à léchec, il sera bien bon.
Il savère quAlfred Hitchcock avait entendu parler du roman, mais trop tard pour en acquérir les droits. Dépités davoir manqué ce coche prestigieux parce quhollywoodien, Narcejac et Boileau lui proposèrent un autre roman du même type, Dentre les morts, écrit en 1954. Hitchcock lacheta, le fit adapter, non sans mal, et en tira Vertigo. Bien entendu, lénigme originelle ne lintéressa guère, et il en fit tout autre chose. Dailleurs, Patricia, la fille du maître, affirme que son père naimait pas les romans policiers, quil trouvait ennuyeux.
Cette énigme, en quoi consistait-elle au départ ? Cétait lhistoire crapuleuse dun homme qui veut se débarrasser de sa femme parce que cest elle qui a les sous, comme dans Les diaboliques ! Avec la complicité de sa maîtresse (comme dans Les diaboliques, mais cest fini, je ne le dirai plus), il monte une machination : faire croire à un naïf, qui servira de témoin, que sa femme est suicidaire. Dès que le pigeon sera convaincu, lépouse sera expédiée dans lautre monde via un faux suicide, que ledit pigeon attestera comme authentique. Et lheureux veuf héritera. Tout marche bien, sauf pour la victime évidemment, mais le pigeon était tombé amoureux de la complice qui sétait fait passer pour lépouse, et ne se remet pas de sa mort, quil a crue vraie ; disons plutôt que la mort était vraie, mais que la victime n’était pas celle qu’il connaissait. Si bien que, quelques mois plus tard, lorsquil rencontre fortuitement ladite complice dans la rue, il va laborder puis tenter de revivre son amour passé avec celle quil prend pour un sosie. Lui et les lecteurs du roman napprendront la vérité quà la fin : le « sosie » était la fausse épouse, et il na jamais rencontré la vraie. Le spectateur non plus, qui na vu quune silhouette tomber dun clocher, puis une figurante jouer le cadavre vu de loin.
La différence entre surprise et suspense, jen ai déjà parlé dans la page des spoilers, mais loccasion est trop bonne pour ne pas y revenir ici : Boileau et Narcejac avait conçu leur livre comme une énigme dont le mécanisme était dévoilé à la fin. Surprise, donc. Hitchcock préfère que le spectateur participe, et lui livre la clé bien plus tôt ; en fait, une demi-heure avant la fin. Ainsi, il sait, le spectateur, ce que le héros ignore, et lhistoire devient bien plus intéressante. Suspense, par conséquent. Car la question nest plus « Judy, la fille rencontrée dans la rue, est-elle ou nest-elle pas Madeleine, la femme que Scottie, le héros, a aimée avant dassister à son prétendu suicide ? » ; la question devient « Judy va-t-elle ou non craquer, sachant que Scottie, peu à peu, va découvrir quelle a joué le rôle de Madeleine, et quelle sest servie de lui pour maquiller un assassinat en suicide ? ». On passe de la découverte dune machination, simple mécanique, à la description de sentiments troubles, ce qui est beaucoup plus satisfaisant dun point de vue cinématographique et surtout hitchcockien.
Quels sentiments troubles ? Dabord, Scottie est amoureux dune femme morte, quil tente de recréer à partir dune vivante ! Jamais Boileau et Narcejac navaient songé à une histoire de nécrophilie... Ensuite, Judy, qui est aussi tombée amoureuse de Scottie, doit se défendre contre elle-même, et contre sa tentation de libérer sa conscience en avouant tout, car son soupirant la mépriserait, donc cesserait de laimer. Enfin, elle craint les conséquences judiciaires qui en résulteraient, sachant que Scottie, ancien policier, nest pas homme à dissimuler la vérité à la Justice encore bien moins à se rendre complice dun meurtre prémédité, commis par quelquun qui sest joué de lui.
En dépit de cet enrichissement psychologique imposé par Hitchcock malgré les conseils de son entourage, les deux romanciers, insatisfaits, lui intentèrent un procès pour navoir pas respecté leur roman. Contre toute attente, ils le gagnèrent, et Vertigo, dont lexploitation en France avait pourtant commencé, fut interdit par le tribunal sur tout le territoire français ! Ainsi, en 1981, des étudiants de Lille, réunis en club, et qui avaient organisé un festival Hitchcock incluant Vertigo, avaient dû renoncer à mentionner le film sur les affiches, et sétaient procuré en Belgique une copie en version originale non sous-titrée, quils projetèrent illégalement, et merci à eux. Cétait ça ou rien ! Linterdiction a fini par être levée, et le film, remis à neuf en 1996 car la pellicule avait beaucoup souffert, est aujourdhui libre pour lexploitation (comme Narcejac est mort seulement en 1998, on peut supposer qu’il avait retiré sa plainte ; Boileau était mort en 1989). Il existe même un DVD, qui hélas mutile le format d’origine en 1,50/1 pour contenter les possesseurs décrans larges : manquent le haut et le bas de limage, sacrifiés par ces marchands de soupe que sont les éditeurs de vidéos !
Hitchcock avait prévu dès le début que James Stewart jouerait le rôle de Scottie, mais il navait pas prévu Kim Novak pour être sa partenaire. Lorsquil savéra que la vedette pressentie, Vera Miles, actrice qu’il a plusieurs fois employée car il l’appréciait beaucoup, ne pourrait pas jouer parce qu’elle attendait un enfant, il fallut lui trouver une remplaçante, et le studio imposa Kim Novak, alors au sommet de sa carrière, mais dont Hitchcock ne voulait pas : il la trouvait trop charnelle. Son type féminin de prédilection, cétait Grace Kelly, mais elle ne tournait plus pour cause de mariage avec Rainier de Monaco ! Furieux de se voir imposer une interprète féminine à lopposé de ses goûts, le réalisateur lui fit la tête durant tout le tournage et ne lui donna aucun conseil, au risque de saboter son propre film. Dailleurs, par la suite, il ne manqua jamais une occasion de la dénigrer (« Elle ne porte pas de soutien-gorge, et du reste, elle sen vante constamment », disait-il avec dédain). Très injustement, car elle fut magnifique, et ce rôle à deux facettes fut le meilleur de sa carrière.
Lune des originalités de Vertigo, qui en regorge, cest que le film contredit constamment les lois du genre auquel il est censé appartenir. Tiré dun roman policier à lintrigue plutôt sordide, il revêt laspect dun film où le fantastique se marie sans cesse à la poésie, grâce à des images parfois somptueuses. Ce côté fantastique nest en rien fourni par le scénario, sauf pour une séquence au mystère non élucidé (labsence de la prétendue Madeleine dans la chambre dhôtel quelle a louée, où Scottie la pourtant vue entrer), mais uniquement par la mise en scène. La photo a souvent recours à des filtres qui transforment la qualité de la lumière, et font par exemple dun cimetière un lieu infiniment poétique, ou à des artifices photographiques traduisant une émotion particulière. Par exemple, lorsque Scottie, engagé pour prendre en filature la fausse épouse de son vieux copain, la voit pour la première fois, cest dans un restaurant de luxe. Il est au bar, le copain et sa complice sortent de table, elle sarrête un instant, on la voit de profil sur le fond rouge sombre du mur, et le mur sillumine derrière elle, durant deux secondes, et sans cause logique effet qui produit une aura autour de son visage (c’est peu apparent sur les deux photos ci-dessous, puisqu’il y manque la transition, mais très sensible à l’écran). Dans la réalité, rien ne sest passé, mais le spectateur, un court instant, voit la fausse Madeleine avec les yeux de Scottie et comprend quil vient de tomber amoureux. Pas un mot dans le dialogue, pas un geste dans laction ne suggère cela.
Autre effet photographique, létrange lumière verte, en théorie fournie par une enseigne lumineuse, qui nimbe Judy et en fait une sorte de fantôme lorsquelle sort de la salle de bain de sa chambre dhôtel, une fois terminée sa transformation en Madeleine exigée par Scottie.
Dautres procédés sont employés par le réalisateur en vue de donner à lidylle Scottie-Madeleine un caractère magique. Par exemple, leurs premiers baisers, au bord de la mer, sont ponctués à deux reprises, et sur le mode crescendo, par le fracas des vagues qui se brisent en arrière-plan. Ce trucage, évidemment réalisé au moyen dune transparence et minuté avec précision, porte lémotion à son paroxysme, et démontre combien Hitchcock, cinéaste réputé cruel et sarcastique, filme lamour mieux que quiconque... et autrement que tous les autres ! Je ne veux pas reprendre les vieux clichés ni les paradoxes dénués de sens, mais on a parfois affirmé quil filmait les scènes damour comme des scènes de meurtre, et inversement (je vous livre cette opinion, mais je ne la comprends pas très bien moi-même. Débrouillez-vous).
Il y a également ce plan, dans la chambre dhôtel, où Scottie et Judy sont filmés, sembrassant passionnément pour la première fois, juste après la transformation finale de Judy. La caméra tourne autour deux, laissant voir le décor en arrière-plan. Mais, durant ce mouvement, ce décor change et devient celui des anciennes écuries de la mission espagnole, où Scottie avait embrassé « Madeleine » pour la dernière fois. Lorsque la caméra termine son mouvement, nous sommes revenus dans la chambre dhôtel de Judy... après un voyage éclair dans le passé ainsi que dans limaginaire ! Tout cela en un seul plan, afin de ne pas couper lémotion. Une belle leçon pour les cinéastes maniaques du montage haché comme pour ceux qui galopent après lhyper-réalisme.
Le film, dailleurs, comprend dautres scènes relevant du fantastique, par exemple ce rêve que fait Scottie après la mort de Madeleine, ou lapparition fantômatique de la religieuse dans la dernière scène, si impressionnante pour les personnages quelle provoque la chute, mortelle cette fois, de Judy.
Lun des éléments dramatiques du film est cette infirmité dont est atteint Scottie : à la suite dun accident dont il a été la cause et qui a provoqué la mort dun de ses collègues, Scottie a découvert quil souffrait de vertige doù le titre du film. Cest dailleurs pour cela que les deux complices dans le crime lont choisi comme dupe, car ils prévoient son incapacité à grimper au sommet du clocher, doù le mari a lintention de jeter le corps de sa femme, préalablement étranglée, afin de faire croire à son suicide. Mais comment filmer la sensation de vertige au cinéma ? Hitchcock avait eu lidée dun plan fixe, orienté verticalement de haut en bas, et désirait une image dont les bords resteraient solidaires du cadre de lécran de cinéma, alors que le centre paraîtrait fuir brusquement vers larrière, afin de figurer la peur de la chute éprouvée par son personnage. Un technicien trouva la solution : combiner un travelling mécanique avant avec un travelling optique arrière (au moyen du zoom depuis peu inventé), les deux synchronisés pour que les bords de limage ne soient pas modifiés durant le mouvement. Ce procédé ingénieux ne coûta que dix-neuf mille dollars pour être réalisé, savéra très efficace... et fut ensuite imité tant et plus par dautres cinéastes, aujourdhui encore, et notamment dans la publicité. Pour sa part, Hitchcock ne le reprit quune fois, dans Marnie, et pour un plan très court et subjectif, à la fin du film.
Observez les mains, au premier plan : elles ne changent pas de dimensions,
alors que tout le reste du décor semble séloigner.
Une autre caractéristique du cinéma dHitchcock est cette indifférence que le cinéaste manifestait à légard de la vraisemblance et du réalisme. Ainsi, la police est très peu active dans ses histoires, même si elle y est fréquemment présente. Parfois, le récit pourrait sachever beaucoup plus vite si les personnages faisaient appel à la police... ou si celle-ci consentait à les écouter. Mais Hitchcock trouvait cela « emmerdant ». Imaginez quau début de La mort aux trousses, Cary Grant parvienne à convaincre les policiers quil a effectivement été lobjet dun enlèvement : le film sarrêterait là ! Par chance pour le spectateur, la police ne le croit pas, car il était ivre au moment où il sest fait pincer, et parce que sa propre mère le tient ouvertement pour un hurluberlu. En outre, cest un menteur de profession, puisquil est dans la publicité ! (Mais ça, cest moi qui lajoute)
Il y a bel et bien une invraisemblance dans Vertigo, et je me suis toujours étonné que personne ny ait jamais fait allusion. Ce nest dailleurs pas une invraisemblance matérielle, mais relative au comportement : lorsque, au début de la dernière partie du film, Scottie rencontre Judy dans la rue, cette même Judy qui a su jouer avec efficacité le rôle de Madeleine, une femme riche, très élégante, aussi cultivée que raffinée, pourquoi nous apparaît-elle sous cet aspect : celui dune vendeuse de magasin, vulgaire, mal fagottée, outrageusement maquillée, coiffée daussi absurde façon ? Voyez les deux photos ci-contre. Je ne crois pas quune femme ayant pu se montrer sous son meilleur jour ferait ensuite ce pas en arrière, et aucune femme ne senlaidit volontairement lorsquelle sait sen dispenser. Comme le dit Flambeau dans LAiglon, la pièce dEdmond Rostand, « est-ce quun papillon se remet en chenille ? ». Néanmoins, on ny prend pas garde sur le moment, tant la tension dramatique est forte.
Impossible de parler de Vertigo sans mentionner limportance considérable de la musique. Elle est due à Bernard Herrmann, lun des compositeurs de cinéma les plus importants du vingtième siècle. De formation classique, il a débuté avec Citizen Kane et fini avec Taxi driver, de sacrées références ! Hitchcock, qui la employé pour huit longs métrages y compris pour un film, Les oiseaux, sans la moindre musique, mais où Herrmann supervisa le son électronique fabriqué à Berlin , lui doit beaucoup. La neuvième fois, pour Le rideau déchiré, a causé leur brouille, car le réalisateur a refusé le travail du compositeur, pourtant excellent : mal conseillé, il ne lestimait « pas assez moderne » (la partition refusée a fait l’objet d’un disque, et on peut le trouver dans le commerce). La musique de Vertigo est dun romantique exacerbé. Elle a été éditée à part sous le titre de Suite Vertigo, lune des compositions les plus érotiques qui soient.
Sur le plan de linterprétation, à noter la présence au générique de Barbara Bel Geddes, qui jouait Midge, lamie de Scottie, et devait beaucoup plus tard devenir populaire en jouant la mère de JR et de Bobby, Mrs Ewing, dans Dallas ! Bien sûr, ce nétait pas précisément une promotion.
Sites associés : Yves-André Samère a son bloc-notes films racontés
Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1er janvier 1970.