Titre original : The nutty professor
Réalisateur : Jerry Lewis
Scénario : Jerry Lewis et Bill Richmond
Dialogue : Jerry Lewis et Marwin Weldon
Interprètes : Jerry Lewis, Stella Stevens, Del Moore, Kathleen Freeman, Buddy Lester
Musique : Walter Scharf, et lorchestre de Les Brown
Maquillage : Wally Westmore
Durée : 1 heure et 47 minutes
Sortie à Paris : 23 octobre 1963
Bien entendu, rien à voir avec le remake tourné par un triste pitre auquel on ne fera pas ici lhonneur de le nommer. The nutty professor (« Un professeur à la noix ») est officiellement le quatrième film de Jerry Lewis comme réalisateur. En fait, ce nest pas tout à fait vrai.
Né en 1926, Jerry est un saltimbanque précoce : il a débuté en chantant sur les planches à cinq ans ! De nature autant que de famille, puisque ses parents sont déjà dans le spectacle, il sintéresse à tout, et sait tout faire. Il a travaillé à la télévision et na jamais cessé dy paraître, notamment avec son propre spectacle, The Jerry Lewis Show, tout en poursuivant une carrière dacteur, dartiste de music-hall, de producteur, de réalisateur, et de professeur à lUniversity of Southern California, à partir de 1967 ! Sans compter ses activités au profit de la lutte contre la myopathie (il a même présidé un Téléthon à la télévision française, et a été proposé pour le Prix Nobel de la Paix, sans toutefois le remporter. Quand on pense que « mère » Teresa et cet assassin dHenry Kissinger lont eu !...).
Comme beaucoup de comiques, il débute au cinéma en tandem, avec un chanteur de charme, Dean Martin. Ils forment le couple classique du séducteur et de lidiot, dabord sur scène, puis au cinéma, dans My friend Irma, en 1949, et cette association va durer jusquà Hollywood or burst, en 1956. Cest Dean Martin qui se lasse, car Jerry ramasse tout le succès de leurs films. Cest quil est loin dêtre le niais quil joue à lécran, et, tout en faisant le pitre (très grimaçant), il apprend son futur métier de réalisateur. Si bien quil en vient à seconder les réalisateurs officiels, principalement Franck Tashlin et Norman Taurog, qui dailleurs sont loin dêtre des metteurs en scène négligeables il continuera de tourner avec Tashlin jusquen 1964, avec The disorderly orderly.
Au début de 1960, ce vétéran de Franck Tashlin est le réalisateur officiel de Cinderfella, une version masculine de Cendrillon, et cest bien sûr Jerry qui est Cendrillon ! Mais tout le monde sait que Tashlin nest pas au mieux de sa forme, et que Jerry réalise le film à sa place. Néanmoins, il ne le signe pas. Le film est terminé, il pourrait sortir, or on est encore au printemps, le style de cette histoire est idéal pour la période de Noël, et les studios Paramount nont rien dans leurs tiroirs pour occuper jusque là les écrans. Jerry accepte donc de tourner un film très rapidement, puisquil faut le sortir avant Cinderfella. Il fera cela... pendant ses vacances ! Pour simplifier les choses, il le réalise dans lhôtel où il avait prévu de séjourner durant quatre semaines, lHôtel Fontainebleau de Miami. Le film sintitule The bellboy en français, Le dingue du palace (mais Jerry nest en rien responsable de la vulgarité de tous les titres quon attribuera chez nous à ses films. En outre, presque tous ces titres français comportent le mot « Jerry »... alors quaucun des personnages quil a joué ne se prénomme ainsi !). The bellboy apparaît comme un film réduit à sa plus simple expression, en noir et blanc, avec un personnage muet, Stanley Belt, chasseur dhôtel... et aucune histoire. Cependant, cette simple succession de scènes apporte une manière nouvelle de concevoir le gag, et linvention revient sans conteste à Jerry Lewis, secondé à partir de son film suivant par un scénariste de talent, Bill Richmond, qui jouait le rôle de Stan Laurel dans The bellboy. Jerry vient en effet dinventer le gag incomplet.
Habituellement, ce quon appelle un gag est une courte histoire comique il pourrait exister des gags tragiques, car il n’est pas inconcevable d’utiliser la même structure pour montrer un événement qui ne fait pas rire ; mais le terme nest pas usité dans ce sens. Avant Jerry, on y distinguait trois phases : la préparation du gag, lexécution du gag, la conséquence du gag. Exemple : a) deux gamins dissimulent une grosse pierre sous un chapeau, apparemment abandonné sur un trottoir, et guettent la venue dune victime ; b) un passant survient, avise le chapeau et donne un grand coup de pied dedans ; c) les gamins se sauvent en sesclaffant, pendant que le passant se tord de douleur. Jerry décide de supprimer la deuxième phase ! On aura donc ce qui précède et ce qui suit le gag ; reste au spectateur à imaginer ce quon a choisi de ne pas lui montrer, lépisode médian. Vous devinez que cest beaucoup plus jouissif, car cela demande la complicité du spectateur, auparavant passif.
Ainsi, lun des gags dans The bellboy, qui en fourmille, est le suivant : Stanley, chasseur à lHôtel Fontainebleau, personnage qui ne dit jamais un mot et qui est réputé stupide, doit livrer un objet à laéroport. Grâce à un concours de circonstances et poussé par la curiosité, il pénètre indûment dans un avion de ligne en stationnement, sintroduit jusque dans la cabine de pilotage déserte, et commence à examiner de près le tableau de bord. Puis on abandonne la scène, et on passe sur le directeur de lhôtel, son patron, très occupé à passer dans son bureau des coups de téléphone, comme tous les gens importants. Un appel, le patron décroche, écoute un moment sans dire un mot, puis hurle « Il a fait QUOI ?! ». Plan suivant : le même avion, vu du sol, passe au-dessus de lhôtel, au ras de la toiture, dans un vacarme assourdissant !
Après The bellboy, Jerry va réaliser The errand boy (Le zinzin dHollywood, dans la version française « Le commissionnaire », cétait trop austère) puis The ladies man (en français, Le chéri de ces dames), film éblouissant et célèbre par son décor gigantesque dune pension de famille pour jeunes filles riches, décor qui na pas été démoli après le tournage, mais conservé dans un musée. Ce décor, Jerry avait lintelligence de ne pas le montrer demblée, et on le découvrait peu à peu, par petits bouts, avant quil nous soit révélé dans sa totalité par le moyen dun travelling arrière somptueux.
Cependant, son meilleur film est le suivant, daprès Docteur Jekyll et mister Hyde, le fameux roman de Robert-Louis Stevenson : The nutty professor, parfois intitulé Doctor Jerkyll and Mr. Hyde. Jerry voulait montrer un personnage foncièrement bon et naïf, qui, la nuit venue, se transforme en quelquun dautre, évidemment son opposé, radicalement antipathique. Mais, là où Stevenson navait voulu écrire quune nouvelle fantastique, Jerry Lewis projette de faire une satire au vitriol des canons de la popularité aux États-Unis à lépoque contemporaine.
Ainsi, de jour, Jerry sera Julius Kelp, professeur de chimie dans une université, timide et passablement disgracié par la nature. Las de ne pas plaire aux femmes, il entreprend dabord de faire de la musculation, mais cela échoue lamentablement, et il se tourne alors vers la chimie pour inventer une potion magique destinée à le rendre beau et costaud. Lentreprise, contre toute attente, va réussir, et il réalise au début le fameux rêve de Jacques Brel, devenir « une heure, une heure seulement, beau et con à la fois » ! Cest que la drogue a non seulement modifié son corps, mais aussi son caractère, et il est devenu le mâle américain ! Mufle, inculte, buveur, fumeur (à cette époque, ce nest pas encore mal vu), macho, grossier. Et fringué comme un dragueur professionnel, bien entendu. Et, bien entendu encore, il plaît dès lors à toutes les filles ! Jerry, qui déteste ce personnage, sen donne à cur joie pour le charger, imposant le message évident : si vous êtes intelligent, bienveillant, serviable, gentil, compétent, cultivé, vous navez aucune chance de réussir aux États-Unis, où il faut être au contraire inculte, brutal, arrogant et vulgaire pour plaire aux foules. Et ce message, de plus en plus actuel, date de presque quarante ans ! Vous comprenez pourquoi Jerry Lewis, tout comme aujourdhui Woody Allen, avait davantage de succès en France que dans son propre pays...
Lhistoire ne finira pas aussi mal quelle avait commencé, comédie oblige ; Julius épousera la belle étudiante quil aime... et se fera refaire la dentition pour améliorer un peu son faciès ! Quant à son double grossier, Buddy Love, il se dissoudra sous les yeux de tous lors de sa contre-métamorphose en public, que clôt le traditionnel discours moralisateur du repenti discours qui est à mon sens la seule partie un peu faible du film. Mais Jerry, le civisme incarné, est aussi, cest bien connu, très féru de morale et un peu puritain.
Le film, réalisé avec une perfection technique remarquable, montre notamment une scène « dhorreur » qui pastiche fort bien les films du genre, la première transformation de Julius en Buddy, laquelle prend fin brutalement sur lune de ces ellipses dont Jerry sest fait une spécialité avec ses gags incomplets : il nen montre pas la dernière phase, et nous laisse poireauter cinq bonnes minutes avant que nous puissions en voir les résultats, puisque alors nous ne voyons plus le personnage principal... nous voyons ce quil voit et ceux qui le regardent ! Jamais la caméra subjective navait été utilisée avec autant dà-propos, et le plan où elle est abandonnée pour dévoiler enfin Buddy Love, impérial, sapé mylord et faussement détaché comme un dragueur de boîte de nuit, est un grand moment.
On retrouve dans The nutty professor les techniciens dont il aime sentourer et quil conservera dans son équipe aussi longtemps quil restera lun des piliers de la Paramount, soit durant sept films. Mais Jerry est aussi fidèle à ses acteurs, dont Kathleen Freeman (vous vous souvenez de la terrible religieuse des Blues brothers ?), Del Moore, et Buddy Lester le barman à la cicatrice. Il faut également citer le maquilleur, Wally Westmore (tous les maquilleurs sappellent Westmore, à Hollywood), responsable de ceci : Jerry napparaît jamais avec son véritable visage, sauf à la fin, quelques minutes. Et sa création de Julius Kelp était si réussie que Jerry la reprise sous un nom différent dans un autre film, The big mouth.
Enfin, Jerry démontre une fois de plus son goût pour la bonne musique de jazz, comme dans tous ses films. De plus, il chante lui-même, en se payant le luxe de saboter sa propre interprétation par ses transformations de voix (elle se casse lorsque Buddy Love entre dans une phase de retour à Julius Kelp, qui, lui-même, est incapable de chanter ! Les métamorphoses sétendent donc jusque là).
Comment, lhistoire ? Vous oubliez quil ne faut jamais la raconter ? Vous insistez ? Bien. Julius Kelp est donc professeur de chimie dans une université, et comme il est malingre et laid, chacun le méprise, tout comme sa propre mère méprisait son père pour des raisons similaires : ses propres élèves dabord, plus préoccupés de sport que détudes ; son supérieur immédiat ensuite, le doyen de lUniversité, le redoutable et autoritaire docteur Warfield (Del Moore, bien sûr). Seule, la secrétaire du doyen, miss Lemmon (Kathleen Freeman), lui témoigne de la sympathie. Et aussi une de ses élèves, la très jolie Stella (Stella Stevens), dont il va évidemment tomber amoureux. Humilié devant elle par un de ses cancres amateur de foot, il décide de changer de vie et se consacre à la culture physique, mais sans aucun succès, on sen doute. Il se tourne alors vers sa spécialité, la chimie, et concocte une drogue qui va le transformer radicalement... mais très provisoirement, doù un nouveau suspense à la Cendrillon ! Devenu Buddy Love, il a toutes les audaces, subjugue tous les étudiants des deux sexes , et jusquà son tourmenteur, le doyen, qui bientôt mange dans sa main. Mais il doit senfuir dès que la drogue cesse de faire son effet, or ces instants de gloire frelatée sont de plus en plus courts. Comme il a eu la faiblesse daccepter de chanter au bal de fin de lannée de luniversité, il est encore en scène quand la métamorphose inverse se produit, et le pot-aux-roses est découvert !
Par chance, il nest pas viré. Mieux, Stella, un temps attirée par mister Love, est tombée amoureuse du vrai Julius. Ils se marieront et auront beaucoup denfants !
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Jerry a réalisé dautres films avant de quitter la Paramount. Disons-le, ils sont moins bons. Avec lâge, il séloigne de plus en plus de son personnage didiot, jusquà jouer un milliardaire qui soffre une armée, dans Which way to the front? Un projet très ambitieux, sur un clown envoyé par la Gestapo dans un camp dextermination, The day the clown cried, réalisé en 1972, dans la lignée de The great dictator, de Chaplin, et précurseur de La vie est belle, de Roberto Benigni, a mal tourné, par la faute du producteur. Jerry, qui a dû terminer le film à ses frais, na même pas pu le sortir, car le litige financier na pu être réglé. Aussi a-t-il cessé de réaliser en 1983, si lon excepte un film, Boys, tourné pour lUNICEF en 1990. Mais, jusque récemment, Jerry Lewis est resté acteur, au cinéma comme au théâtre.
Sites associés : Yves-André Samère a son bloc-notes films racontés
Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1er janvier 1970.