Kinopoivre, les films critiqués par Jean-Pierre Marquet – Les classiques – Les demoiselles de Rochefort

Les demoiselles de Rochefort

Les demoiselles de Rochefort

Réalisateur : Jacques Demy

Scénario : Jacques Demy

Interprètes : Catherine Deneuve, Françoise Dorléac, Gene Kelly, Danielle Darrieux, Jacques Perrin, George Chakiris, Michel Piccoli, Jacques Riberolles, Grover Dale, Henri Crémieux, Geneviève Thénier, Patrick Jeantet, Leslie North

Chanteurs : Alice Herald (voix de Geneviève Thénier dans le rôle de Josette), Jacques Revaux (voix de Jacques Perrin dans le rôle de Maxence), José Bartel (voix de Grover Dale dans le rôle de Bill), Donald Burke (voix de Gene Kelly dans le rôle d’Andy Miller), Olivier Bonnet (voix de Patrick Jeantet dans le rôle de Boubou), Jean Stout (voix de Jacques Riberolles dans le rôle de Guillaume Lancien), Georges Blaness (voix de Michel Piccoli dans le rôle de Simon Dame), Romuald (voix de George Chakiris dans le rôle d’Étienne), Anne Germain et Christiane Legrand (voix de Catherine Deneuve dans le rôle de Delphine), Claude Parent (voix de Françoise Dorléac dans le rôle de Solange), Claudine Meunier (voix de Leslie North dans le rôle d’Esther)

Danseurs : Peter Ardran, Wendy Barry, Sarah Butler, Anne Chapman, Jane Darling, Tudor Davies, Lindsay Dolan, John McDonald, Keith Drummond, Maureen Evans, Taila Fernando, Sarah Flemington, Johnny Greenland, Leo Guerard, David Hepburn, Bob Howe, Alix Kirsta, Jerry Manley, Tony Manning, Tom Merrifield, Connel Miles, Maureen Willsher.

Musique : Michel Legrand

Durée : 2 heures

Sortie à Paris : 8 mars 1967

 

Demoiselles

 

Afin de mettre un peu d’ordre dans les titres des films qu’il critiquait pour « Le Nouvel Observateur », Jean-Louis Bory avait un critère bien à lui : il répartissait les films en deux catégories, les « films debout » et les « films couchés ». En gros, les films debout étaient ceux qui avaient quelque chose à dire, et les films couchés, vous avez compris... En caricaturant, La grande illusion était un film debout, et La grande vadrouille un film couché – en dépit de la ressemblance des titres. En vue de tempérer ce que cette classification pouvait avoir de radical, Bory s’empressait de préciser qu’il ne s’agissait pas d’un jugement de valeur, qu’il existait d’excellents films couchés, et que le qualificatif n’avait rien de déshonorant. Et de citer à l’appui la comédie musicale.

Ce genre, en effet, relève du pur spectacle ; ce qui correspond tout à fait à la vocation initiale du cinéma, qui, dans les premières années, ne visait nullement à l’Art : ce n’était rien d’autre qu’un divertissement populaire – d’ailleurs très bon marché. Du reste, ce point de vue perdure aux États-Unis (le côté populaire, pas le côté bon marché). La comédie musicale au cinéma dérive d’un autre type de spectacle, théâtral celui-là, l’opérette, d’origine exclusivement européenne, et qui a connu son apogée au dix-neuvième siècle, avec Offenbach notamment. Dès que le cinéma est devenu parlant à l’orée des années trente, il a suivi l’exemple donné par le théâtre, s’est emparé de l’opérette et lui a fait traverser l’Atlantique pour en faire le genre que nous connaissons aujourd’hui, la comédie musicale cinématographique. Laquelle, c’est vrai, vise presque exclusivement le divertissement, les exceptions comme West Side Story, film construit sur un argument social, donc « debout » selon la terminologie de Bory, étant rarissimes.

Il faut noter que la comédie musicale, au cinéma, n’a triomphé qu’en langue anglaise, c’est-à-dire aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Ce pays a notamment produit Oliver!, œuvre scénique adapté du roman de Dickens Oliver Twist, portée à l’écran par Carol Reed, et qui fut un très gros succès, mérité au demeurant, le professionnalisme des acteurs et danseurs britanniques n’étant plus à démontrer (chez nous, on en est loin). Aucun autre pays européen, même les plus connus pour leur passion de la musique lyrique comme l’Italie ou l’Allemagne, n’a donné naissance à la moindre comédie musicale. Et laissons de côté les navets égyptiens ou indiens, que seuls les snobs des médias feignent d’apprécier. En France, d’ailleurs, il est notoire que nous avons les plus grandes difficultés à produire en ce domaine quoi que ce soit de qualité ; le recensement des auteurs est vite fait : on ne trouve que Jacques Demy.

Né près de Nantes en 1931, Jacques Demy réalise à 24 ans Le sabotier du Val de Loire, un court métrage de vingt-six minutes en noir et blanc, avant de filmer, deux ans plus tard, la pièce de Jean Cocteau Le bel indifférent, avec Édith Piaf – la plus grande chanteuse de l’histoire du music-hall français, mais qui n’y chantait pas. Ses trois films suivants sont encore des courts métrages, avant Lola, son premier long métrage, film de grand intérêt, avec Anouk Aimée, en 1961. Il est à noter que ce film, où l’on ne chante et ne danse guère (l’héroïne mise à part, dans ses numéros de cabaret), est néanmoins bâti sur un scénario qui ressemble à celui d’une comédie musicale, et que l’on y trouve déjà tous les thèmes des films suivants : primauté du personnage féminin, rêveries romanesques, rêveries artistiques, attente du Prince Charmant, ambiance portuaire, psychologie chaotique, comportements irraisonnés. On peut laisser de côté la participation de Jacques Demy au film à sketches Les sept péchés capitaux, en 1962 (il se charge de La luxure), et passer tout de suite à La baie des anges, film sur le démon du jeu, avec Jeanne Moreau, en 1963. Là encore, femme, rêve, illusions, bord de mer...

Le premier film musical de Jacques Demy date de 1964, avec Les parapluies de Cherbourg, film entièrement chanté, aux décors très recomposés, qui peut donc être considéré comme la première comédie musicale française : certes, on avait déjà poussé la chansonnette dans le cinéma français, mais ce n’était jamais très sophistiqué, or la véritable comédie musicale exige la sophistication. La musique, omniprésente et plutôt réussie, est de Michel Legrand, qui va faire équipe avec Demy dans toutes ses productions du même genre. C’est un film « debout », construit sur une histoire sérieuse, et où l’on ne rit jamais : les deux amoureux du film sont séparés lorsque le garçon part pour la guerre d’Algérie. Elle n’a pas le temps de lui révéler qu’elle attend un enfant. Le service militaire est si long à cette époque (cela ira jusqu’à vingt-huit mois !) qu’elle ne peut patienter jusqu’à son retour, le statut de la « fille-mère » en France, pays à majorité catholique, étant alors celui d’une réprouvée. Poussée par sa propre mère, elle se marie avec un quadragénaire aisé, un diamantaire, qui l’aime et accepte son état. Éternelle histoire de Fanny, enceinte de Marius, et qui doit se rabattre sur Panisse. Le couple brisé ne se reverra qu’un soir de fête, à une station-service : elle fait le plein de sa belle voiture, il est pompiste, lui aussi marié et père de famille. Le temps a tout ravagé.

Droite

Les parapluies de Cherbourg était un film très peu spontané, tout y était soigneusement étudié, les décors et les couleurs notamment. On va retrouver ce souci dans Les demoiselles de Rochefort, trois ans plus tard, mais ce film, lui, ne fait guère de place à la mélancolie, comme le laisse deviner son titre, puisque cette fois on a quitté les pluies du Cotentin pour le soleil charentais. Pourtant, là aussi, un couple a été séparé, un enfant est né sans père. Mais ici, ce n’est plus la guerre qui est en cause, c’est... la sottise et le snobisme de la mère, Yvonne Garnier ! Un personnage un peu niais, qui ne sort jamais de son « aquarium », un café aux parois de verre qui trône sur la place centrale de Rochefort (il n’existait pas dans la réalité). Jouée par Danielle Darrieux, cette sotte d’Yvonne refusait de prendre le nom jugé « très détestable » de son amant, Simon Dame, et la douloureuse perspective de s’entendre appeler « madame Dame » ! Ce prétexte est si ridicule que l’atmosphère est installée d’emblée : nous sommes, non dans le réel, mais dans le conte, un conte assez sarcastique tout compte fait. Yvonne, déjà « par hasard » mère de deux jumelles, Solange et Delphine, a donc mis au monde un petit garçon, Boubou, sans prévenir le père, qu’elle a quitté, prétendant partir pour le Mexique. Dix ans plus tard, les deux ex-amants se sont installés séparément à Rochefort, chacun ignorant la présence de l’autre – Maxencecirconstance peu crédible dans une bourgade de cette taille, mais qui renforce le côté volontairement artificiel de cette histoire pour magazine réservé aux midinettes. Il faudra toute la durée du film pour qu’Yvonne et Simon se retrouvent, encore une fois par hasard.

Mais l’intérêt du film n’est pas là, il réside surtout dans l’une des deux autres histoires d’amour, puisque chacune des filles jumelles d’Yvonne, devenues adultes, va trouver chaussure à son pied. Demy va en effet relever un étrange défi, celui de créer un couple d’amoureux qui ne se rencontrent à aucun moment. En fait de séparation, voilà qui est radical ! Delphine (c’est Catherine Deneuve) rêve d’être danseuse et s’ennuie à Rochefort. Elle rêve aussi du grand amour, mais, en attendant et faute de mieux, accorde ses faveurs à un mufle, Guillaume, propriétaire d’une galerie de peinture, qu’elle n’aime évidemment pas. Maxence, lui, est un beau jeune homme (c’est Jacques Perrin, pour la circonstance décoloré tel un Steevy avant la lettre – les mauvaises langues ne disaient pas encore « peroxydé »). Passionné de peinture, il fait son service militaire à Rochefort, et il a peint d’imagination le portrait de la femme idéale, qu’il cherche en vain. Ce portrait, il l’a ensuite confié à Guillaume, qui l’expose, et le tableau tombe bien sûr sous les yeux de Delphine, stupéfiée de se voir portraiturée par un garçon qu’elle n’a jamais rencontré. Immédiatement, elle en devient amoureuse, et sans l’avoir jamais vu non plus. Mais Guillaume, fourbe et jaloux comme un traître de boulevard, lui affirme que le peintre est à Paris... alors qu’il se trouve dans la caserne voisine. Désormais, le jeu pour Demy va consister à multiplier les occasions, pour les amoureux en puissance... de se manquer ! Effectivement, jamais on ne les verra ensemble. Raffinement suprême dans la perversité de l’auteur, ce plan où figurent les deux personnages, que nous voyons dans la même image, mais qui, eux, ne se voient pas : Demoiselles 13Maxence entre dans le café d’Yvonne au moment où Delphine en sort par une autre porte ! Leur rencontre finale, à venir quoique certaine, reste à imaginer par le spectateur, puisque Maxence, qui fait de l’auto-stop, grimpe dans le camion en route vers Paris, où se trouve déjà Delphine. Bien entendu, nous n’en verrons rien, et le mot FIN apparaît avant, provoquant chez le spectateur frustration et jubilation à la fois...

C’est donc un film qui ne parle que d’amour, mais sans aucune scène d’amour, sans dialogue amoureux, sans baiser, sans promenade romantique au clair de lune, sans serments éternels. Sans mièvrerie donc, ce qui est rare dans la comédie musicale et mérite d’être retenu.

L’autre sœur jumelle n’est pas oubliée : Solange (c’est Françoise Dorléac, vraie sœur de Catherine Deneuve dans la vie, prématurément décédée), est pianiste. Plus sérieuse que la première, elle n’aime pas les dragueurs ni les calembours, compose de la musique classique, et va rencontrer l’amour de sa vie en la personne d’un compositeur illustre, Andy Miller, incarné par le non moins illustre Gene Kelly, qui lui a été présenté par... Simon Dame, propriétaire d’un magasin de musique, l’ex-fiancé de sa mère, trop modeste, resté ignoré, infortuné père de son petit frère Boubou – le petit frère qui joue inconsciemment les go-between, puisque deux sur trois des rencontres décisives du film se passent à la sortie de son école !

Oui, les fils de l’intrigue sont un peu embrouillés, et à plaisir, par l’auteur, coutumier de ces réjouissants quiproquos. Coutumier également des vers de mirliton, et des jeux de mots, qu’il place sans économie dans la bouche de ses personnages, Maxence surtout. Ces blagues de potache ne rebutent que Solange – tous les autres personnages, Andy inclus, paraissant les trouver désopilants (« Je vais en perm’ à Nantes »...).

Solange

Il ne manque même pas l’horrible assassin, un monsieur en apparence charmant quoique dépeceur de vieille dame, que, sans doute par prémonition, Demy a baptisé Dutrouz, avec un « z » qui ne se prononce pas ! Commentaire de Maxence : « Il l’a découpée en morceaux, elle tenait trop de place dans sa vie ». Délicieux...

Comment les sœurs Garnier, jugées dignes du Palais (ha ha !) par le journal local, remplaceront au pied levé deux artistes volages d’une fête foraine, comment elles auront enfin l’occasion de « monter » à Paris, comment tous ceux qui y croient trouveront l’amour, même s’ils ne l’attendent plus, c’est ce que raconte le film, dans la plus complète gaieté. La musique est roborative, les chansons très ironiques, parfois jusqu’à la parodie, et chacun exprime ses sentiments sans la moindre gêne, par la danse le plus souvent. Pour la circonstance, la ville de Rochefort a été repeinte dans des tons optimistes, et toute la population, unanimement juvénile, danse en pleine rue. C’est l’euphorie. Le film, à la joie communicative, n’inspire que très peu de réserves. Tout au plus relève-t-on que Michel Piccoli est très mal doublé, par une voix qui ne lui convient pas ; mais on oublie vite ce détail.

Demy a réalisé d’autres films musicaux, beaucoup moins réussis. Peau d’âne était encore passable, mais manquait de tonus. La distribution de Parking était peu pertinente (avec Francis Huster dans le rôle d’un chanteur de rock !). Et Trois places pour le 26 était particulièrement raté. Ce film reprenait pourtant certains ingrédients des Demoiselles de Rochefort : enfant illégitime resté ignoré de son père, préparation d’un spectacle, retour d’une vedette dans une ville quittée depuis longtemps, désir provincial de monter à Paris. Mais le public a pu se sentir gêné par certains détails maladroits du scénario : Yves Montand, qui y jouait son propre rôle, couchait avec la fille de son personnage (il y avait déjà un désir d’inceste dans Peau d’âne), et Simone Signoret, absente, était pourtant nommée, donc implicitement désignée comme épouse trompée, ce qui était assez indélicat et de mauvais goût. Et puis, la musique n’était pas de la même qualité. Les demoiselles de Rochefort reste donc une réussite unique. À voir les œuvres des compositeurs et paroliers actuels que certains théâtres n’ont pas honte d’afficher, ce film n’a plus aucune chance de faire école.

 

Demoiselles 15
*

On se serait bien passé de cet appendice, mais l’actualité est ravageuse : cédant à la mode des « comédies musicales » au rabais telles qu’elles sévissent depuis quelques années sur les scènes parisiennes, le compositeur de Les demoiselles de Rochefort, Michel Legrand, a consenti qu’on en fasse un spectacle théâtral. Lamentable exhibition de cet artiste qui fut grand, sans jeu de mots, et qu’on a vu faire la promotion de son bébé à venir dans les radios-télés. Hélas, et pardon de sembler iconoclaste, mais la musique additionnelle qu’il a composé pour la circonstance est littéralement nulle ! Comble de mauvais goût, il a estimé génial, c’est-à-dire conforme à l’esprit du temps qui trouve « génial » un dîner au fast food, de massacrer le travail scénaristique dû à Jacques Demy, et les amoureux Delphine et Maxence, désormais, se rencontrent et poussent la romance en duo ! Il ne reste donc rien de l’inspiration originelle. La vieillesse est un naufrage, comme disait une autre victime de cet état...

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Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1er janvier 1970.