Kinopoivre, les films critiqués par Jean-Pierre Marquet – Les classiques – Citizen Kane

Citizen Kane

Citizen Kane

Réalisateur : Orson Welles

Scénario : Orson Welles, John Houseman et Herman J. Manckiewicz

Interprètes : Orson Welles, Joseph Cotten, Dorothy Comingore, Agnes Moorehead, Ruth Warrick, Ray Collins, Erskine Sanford, Everett Sloane, Paul Stewart, George Coulouris

Musique : Bernard Herrmann

Durée : 1 heure et 59 minutes

Sortie mondiale : 1er mai 1941 à New York, 3 juillet 1946 en France

Les États-Unis ne sont pas l’Europe, nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un Orson Welles européen, c’est inconcevable. Né le 6 mai 1915 d’un père inventeur et d’une mère pianiste, Welles cumule de bonne heure tous ces dons qui vont, très vite, le faire qualifier de « prodige » (wonder boy). Il perd sa mère à huit ans, et voyage avec son père, qui meurt quatre ans plus tard. Doué pour la peinture, le piano et la prestidigitation – qu’il exercera durant la Deuxième Guerre Mondiale, au Théâtre aux Armées, avec Marlene Dietrich pour partenaire –, il choisit le théâtre, se rend à Dublin, se présente au directeur de la compagnie royale, Hilton Edwards, et raconte qu’il est une vedette célèbre aux États-Unis, alors qu’il n’a que 16 ans. L’autre fait semblant d’y croire et l’engage pour jouer dans Le Juif Süss. Il devient effectivement une vedette du théâtre irlandais, abandonne et va vivre quelques mois en Espagne et au Maroc, pratiquant la tauromachie, écrivant des romans policiers pour vivre. Puis il rentre aux États-Unis, joue Shakespeare au théâtre, réalise à 19 ans un court métrage de Kane et Lelandsix minutes, Hearts of age, où il interprète la Mort, et, à 23 ans, une comédie de quarante minutes, Too much Johnson – film hélas détruit –, le tout avec sa propre troupe, le Mercury Theater, déjà engagée pour une émission hebdomadaire à la radio : il écrit et fait jouer par ses comédiens une pièce radiophonique par semaine !

Le 30 octobre 1938, son adaptation du roman La guerre des mondes, de Herbert-George Wells, va provoquer une panique chez les auditeurs qui avaient raté le générique (eh oui, on zappait déjà en 1938). Cet incident le rend célèbre, et Hollywood lui fait un pont d’or pour qu’il réalise le film de son choix. Chez nous, un débutant ferait immédiatement un film policier ou une petite comédie de mœurs. Welles, lui, décide d’entreprendre la biographie romancée d’un des personnages les plus puissants de l’époque, William Randolph Hearst, magnat de la presse, et toujours vivant à cette époque, bien entendu ! Tentez d’imaginer, en France, un jeune réalisateur de 24 ans qui, pour son premier film, voudrait tourner, sur le mode saignant, la vie de Bouygues ou de Lagardère, ou, en Italie, celle de Berlusconi ! Inconcevable... Mis au courant, Hearst est furieux, car sa liaison avec l’actrice Marion Davies occupe une partie importante du film. Il fera donc tout pour saboter le tournage et la sortie du film. En vain.

Suicide

Welles n’a que peu d’expérience du cinéma, mais, justement parce qu’il est dépourvu d’idées préconçues et qu’à ses yeux, par conséquent, rien n’est rendu impossible par l’état de la technique, il va tout essayer. Les innovations les moins attendues se font sous sa direction : décors avec plafond, plans-séquences, extrême profondeur de champ, images nettes en fond et en gros plan mais floues à distance moyenne (voyez l’image ci-contre), son direct, fondus distincts sur deux zones de l’écran... Tout y passe, et chaque fois, ce qui semblait impossible à faire est accompli et réussi.

L’histoire est celle d’un enfant, dont la mère, aubergiste, a hérité d’une mine d’or. Comme elle ne fait aucune confiance à son mari, elle confie le gosse... à une banque, qui va tenter d’en faire le parfait héritier d’une grosse fortune. Mais, à vingt-cinq ans, Charles, le jeune homme, veut n’en faire qu’à sa tête et se prend de passion pour la direction d’un journal qui périclitait. Il y engloutit une partie de son argent, mais réussit et devient un magnat de la presse. Il épouse même la nièce du président des États-Unis ! Malheureusement, son ambition politique – devenir gouverneur dans un premier temps, en guise de tremplin pour la Maison-Blanche – échoue sur un adultère, commis avec une petite chanteuse. Ulcéré qu’on ait qualifié sa maîtresse de « chanteuse » entre guillemets, il divorce, l’épouse, tente d’en faire une cantatrice, lui construit même un opéra, échoue de nouveau. Elle le quitte et il termine sa vie, seul, au milieu de ses collections d’objets d’art, acquis tout au long de sa vie et même pas déballés de leurs caisses. Il meurt en prononçant un mot mystérieux, « Rosebud », dont la presse va chercher à connaître la signification, sans y parvenir. Le spectateur, lui, sera mis dans la confidence à la dernière scène du film.

 

Rosebud

 

Le récit en forme d’enquête journalistique est constitué de retours en arrière, chaque épisode de la vie de Kane, joué par Welles lui-même, étant raconté sous un angle différent par plusieurs personnages qui l’ont suivi durant son ascension et sa chute : un ancien ami, son ex-femme, son ancien maître d’hôtel, le banquier qui l’avait éduqué (ses mémoires, en fait, car il est mort depuis longtemps), etc. L’interprétation de ce personnage de vieillard par un acteur de vingt-cinq ans est du reste étonnante.

Il est impossible de dire par des mots pourquoi ce film envoûte, car les images seules en sont capables. Welles fut probablement, et bien qu’il eut été romancier quelque temps, le plus visuel des cinéastes. Son film n’a pas vieilli en soixante ans, et fut le seul qu’il put mener à bien sans le moindre obstacle ni la moindre contrainte. Si vous ne connaissez pas encore Citizen Kane et avez l’occasion de le voir, vous êtes chanceux, c’est une première fois qu’on n’oublie pas.

*

Citizen Kane bénéficie de plusieurs éditions en DVD. La plus tapageuse trouvée dans le commerce, et la première qui fut commercialisée dans ce format, est due aux Éditions Montparnasse. Le disque lui-même est irréprochable, car l’image est bonne, et le film est accompagné notamment d’un excellent documentaire de quarante-deux minutes qui analyse minutieusement une séquence, celle où la mère de Kane confie son enfant à une banque. L’édition, quant à elle, est d’un goût douteux, puisqu’elle est présentée dans un boîtier carré beaucoup trop grand et qui ne peut prendre place dans une vidéothèque normale. Le livret d’accompagnement est, lui, d’une banalité navrante : texte pauvre et que l’auteur n’a d’ailleurs pas signé, et filmographie incomplète, puisque les courts métrages de Welles ainsi que son œuvre télévisuelle sont passés sous silence. On peut donc préférer, à cette édition, une autre aussi bonne mais moins chère.

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Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1er janvier 1970.